L’ayahuasca (appelée aussi natem ou yagé), la plante des morts en langue quechua, a la réputation de « parler » à ceux qui la consomment, de s’adresser à eux, ou de faire parler en eux quelque chose qu’ils ignorent. Elle nous ramène aux expériences psychédéliques des années 60 et 70, à l’idée que les drogues, avant d’être des addictions, sont des voyages intérieurs puissants, capables de nous transformer et de nous faire « triper ».
L’ayahuasca doit son succès à l’intérêt qu’elle suscite dans la sphère new-age pour ses perspectives de développement personnel. Elle renoue ainsi avec une définition expérimentale et initiatique des psychotropes, une définition des drogues datée, mais moins dysphorique que celle placée sous le signe de la dépendance. Cette promesse, qui fondait naguère toute une part de l’intérêt pour ces voyages intérieurs, portée par les Baudelaire, les de Quincey, les Timothy Leary et autres Aldous Huxley, a été largement remplacée par l’enjeu du plaisir, de la performance, de la fête ou par les différentes figures plus sombres de la « conso » et de l’addiction.
La plante des chamans
Et voilà que du fond de la forêt vierge, et d’un monde historique précolombien, resurgit une expérience psychédélique et presque sacrée qui nous ramène à une forme de pureté originelle, quasi rousseauiste. L’ayahuasca, la plante des chamans du bassin amazonien, nous offre une plongée imaginaire aux racines de l’humanité, avec une promesse d’accord écologique avec la création (1). Elle nous connecte avec ces peuples premiers, amérindiens, qui représentent encore
une sorte d’état de nature pour l’Occident. Cette plante de la forêt, utilisée par les Indiens Shipibos ou Jivaros par exemple, ne porte pas un nom savant et compliqué de chimiste (N,N-diméthyltryptamine), mais renvoie à un sacré magique qui nous fascine. Elle peut se concevoir comme une pratique aux racines de l’humanité d’autant qu’elle témoigne d’un rapport à la nature non-cartésien et loin des formes occidentales de la pensée, fondées comme on le sait sur une stricte distinction entre nature et culture. La plante sacrée est réputée créer un lien avec les entités naturelles, les animaux, considérés comme des personnes, mais aussi les esprits et les morts, la plante elle-même étant douée d’une identité propre et donc capable d’« enseigner » celui qui la consomme. Elle renoue donc avec l’animisme (les hommes ne sont plus les seuls à avoir une âme ou un esprit) comme avec une vocation thérapeutique liée à une dimension enthéogène spécifique, de par sa dimension divinatoire et sa capacité à établir des liens à avec d’autres mondes, ceux des esprits et des morts (2). Elle renvoie aussi aux racines phylogénétiques de l’humanité comme à ces premières expériences psychotropes vieilles comme les hommes et leurs croyances (3). Il est notable d’ailleurs de constater que cet imaginaire animalier est bien présent dans les récits qui sont faits, y compris par les psychonautes occidentaux, de ces expériences, peuplés qu’ils sont de jaguars, de serpents, d’oiseaux de proie et d’insectes, mais aussi de vierges de la forêt et de vieux sages comme de nos morts ordinaires, comme si des invariants anthropologiques perduraient au-delà de la variété des expériences et du poids évident des formes d’auto-influence.
Une expérience occidentale
Ces usages anciens existent aujourd’hui sous plusieurs formes. Sous une forme explicitement religieuse avec des cultes syncrétiques, qui associent autour de la plante (en réalité une décoction de plusieurs plantes différentes qui se potentialisent et permettent la fixation du principe actif sur les neurotransmetteurs) un culte chrétien et une relecture du chamanisme, à travers des cérémonies qui mêlent chants, danses et consommation eucharistique du Saint Don (Santo Daime). Ces cultes, qui associent la culture religieuse issue du monde hispanique sud-américain, celle des tribus amazoniennes et celles des esclaves marrons, fleurissent en Amérique du Sud, au Brésil en particulier. Exportés en Europe ou aux USA, ils renouent avec un usage collectif, sacralisé, ritualisé d’une drogue et se définissent comme des religions, ce qui juridiquement autorise au demeurant ces pratiques dans certains endroits comme en Hollande. La drogue n’est plus au service du plaisir, de la performance ou de l’expérience des limites, mais considérée comme une voie d’accès à soi, au spirituel et comme ciment, communion au sein d’un groupe. Par ailleurs, la très forte attractivité imaginaire de cette expérience a conduit au développement d’un néo-chamanisme local (bassin amazonien péruvien) et exportable qui voit des Américains ou des Européens tenter de revivre les expériences extatiques sous la gouverne, ou l’influence de chamans et de guérisseurs sud-américains d’origine hispanique, ayant eux-mêmes un rapport second avec ces pratiques, orientées vers la guérison. Cette mode conduit bien sûr à travestir ce qui la fonde et à bafouer, ici ou là, la quête d’authenticité qui la motive, dès lors que pouvoir et argent s’en mêlent.
Lutter contre les addictions ?
Depuis Lévi-Strauss, nous savons que les tropiques sont tristes, et qu’il nous faut savoir dire adieu aux voyages comme aux sauvages. Mais la tentation de se ressourcer ne faiblit pas, surtout quand elle prend la forme d’une expérience psychique bercée par les Icaros, ces chants anciens qui l’accompagnent toute la nuit. Cette rencontre entre civilisations, à travers l’usage d’un pharmakon, salvateur et sans doute à risques, est néanmoins passionnante, tant on voit comme chaque culture va tirer à elle l’usage du psychotrope : le chamanisme originel, guérisseur et guerrier (4), la tradition des guérisseurs d’origine hispanique qui en font une forme de purge, accessible que sous une forme revisitée et marchandisée, la religion syncrétique du Santo Daime, la quête de soi et de spiritualité individuelle, voire, paradoxe suprême, la lutte contre ses propres addictions, toutes occidentales (5),
sont les différentes formes que prend aujourd’hui ce que William Burroughs à la fin de Junky appelle le yagé. Les livres de Carlos Castaneda sur les Indiens Yaquis (6) et leur chamanisme avaient déjà suscité la même fascination, tout comme le même cortège de doutes, d’inquiétudes et de remises en cause. Mais ce qui paraît notable dans ces pratiques, c’est qu’elles déplacent nos conceptions et nos rapports avec les psychotropes en (re)mettant en avant un usage collectif et ritualisé en contradiction avec la dimension très individualiste qu’a prise l’usage des drogues.
Une fois bien comprises les précautions élémentaires relatives aux compétences réelles des chamans à accompagner ces voyages, aux risques psychiques qu’il y a à les effectuer, voire aux dérives sectaires éventuelles auxquelles ils peuvent donner lieu, il faut comprendre le caractère révolutionnaire de ces pratiques. Elles n’opposent pas l’usage et le non-usage ni le sujet au monde, mais les articulent explicitement. Les Indiens de la forêt ne construisent pas l’expérience de la liane comme l’envers de leur vie, mais la lient au contraire étroitement à son cours ordinaire, puisque pour eux ces deux mondes n’en font qu’un, rompant avec la conception occidentale de distinction absolue entre les choses et l’esprit, pour renouer les fils du matériel et de l’immatériel.
JEAN-MAXENCE GRANIER
1.Voir le film Avatar (James Cameron, 2009) qui s’inspire de cet imaginaire en mettant en scène des tribus extra-terrestres, les Na’vis, proches des formes de vie amazoniennes, toutes reliées à leur planète (Pandora) et à l’ensemble des animaux qui la peuplent via un « arbre des âmes » qui rappelle fortement la liane des morts.
2.Voir le documentaire de Yan Kounen D’autres mondes, 2004, qui enquête sur les Indiens Shipibos et la plante sacrée.
3. Voir dans cette veine le controversé (Le) serpent cosmique : L’ADN et les origines du savoir, Georg Editeur, 1997.
4. Voir le livre de Philippe Descola sur les Achuars, Les lances du crépuscule Relations Jivaros Haute Amazonie, Paris Plon,
1994, collection Terre Humaine.
5. Il existe ainsi un centre au Pérou, le centre Takiwasi, qui s’appuie sur l’ayahuasca pour lutter contre l’addiction.
6. Voir par exemple L’Herbe du diable et la Petite Fumée, 1968 ou Le Voyage à Ixtlan,
1972.