Il y a encore quelques années, 2 pays européens se singularisaient par des politiques de drogues originales et innovantes : la Hollande et la Suisse. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, et comprendre les raisons pour lesquelles leur dynamisme a pris fin est l’un des sujets les plus importants pour ceux qui tentent de promouvoir de nouvelles directions.
Cet échec, car c’est bien d’un échec qu’il s’agit, suppose de revenir sur un passé récent. C’est d’abord la Hollande qui a mis en œuvre une véritable révolution dans sa manière de gérer la question des drogues. Elle le fit en 1976, à une époque où la plupart des pays européens durcissaient leur législation, comme la France en 1970 ou la Suisse en 1975.
La théorie de la normalisation
À contre-courant, la Hollande décidait d’accorder « une faible priorité » à la question du cannabis et de mettre en place la théorie dite « des 2 marchés » en tolérant l’existence des coffee shops. Contrairement à une idée reçue (que l’on retrouve dans la plupart des articles consacrés récemment à cette question), la Hollande n’a jamais légalisé le cannabis, ne fut-ce que parce qu’elle aurait alors dû dénoncer les conventions internationales qu’elle avait signées. Le cannabis vendu par les coffee shops est donc issu du marché clandestin. C’est ce que les spécialistes appellent le « back door problem », « le problème de la porte de derrière ».
But recherché par les Hollandais : que quelqu’un qui veut se procurer du cannabis ne se voit pas aussi proposer d’autres drogues, héroïne, cocaïne, LSD, etc., un véritable objectif de santé publique. La théorie générale qui sous-tendait alors la politique néerlandaise était celle de la « normalisation » : moins on donnera de sens à l’usage de drogues, moins il en aura pour les jeunes. La prévention, une prévention intelligente qui dit la vérité sur les différentes drogues, en sera renforcée.
Pétris d’olievensteinisme, les intervenants français furent ulcérés par les élaborations bataves car ils défendaient la théorie exactement inverse : saturé de sens, l’usage de drogues était le signe d’une révolte et celui d’une souffrance lorsque l’usager basculait dans la dépendance.
Feue la tolérance hollandaise
Munis ce cette théorie, les Hollandais surent bien mieux répondre que les Français à l’épidémie d’hépatites B puis à celle du sida, en développant précocement l’accès aux seringues propres et les traitements par méthadone. Quant aux coffee shops, ils prirent place aux côtés d’autres mesures comme la légalisation de la prostitution ou l’euthanasie dans ce qui devint la « tolérance hollandaise ».
« Les coffee shops néerlandais menacés de fermeture » titrait Le Monde en novembre. Que s’est-il passé ? La tolérance hollandaise est morte, blessée une première fois avec l’assassinat du leader politique Pim Fortuyn en mai 2002, achevée en novembre 2004 avec celui de Theo Van Gogh par un islamiste d’origine marocaine qui laissa sur le cadavre un mot indiquant que sa prochaine victime serait l’ex-députée d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali, qui vit aujourd’hui aux États-Unis. Dans cette ambiance où le terrorisme, la délinquance et l’immigration extra-européenne devenaient les nouvelles obsessions de la société néerlandaise, la fameuse question du « back door problem » refit son apparition. Un phénomène qui a pris ces dernières années des proportions inquiétantes avec la prise de contrôle de certains coffee shops par des groupes criminels. La politique hollandaise des drogues est donc en panne pour un bon moment.
Les 4 piliers helvétiques
Passons maintenant à cette Europe en miniature qu’est la Confédération helvétique. Son tournant politique date de la fin des années 80, à une époque où l’épidémie de sida flambait et où s’étaient développées dans les villes germanophones, à commencer par Zurich, des « scènes ouvertes », les plus célèbres étant celle du Platzpitz puis du Letten. C’est dans ce climat que fut élaborée la théorie dite « des 4 piliers » : prévention, soin, répression, et « aide à la survie » grâce aux dispositifs visant à venir en aide aux toxicomanes les plus désinsérés en leur permettant un accès à la prévention, aux soins et à l’hébergement. Une expression bientôt remplacée par celle de « réduction des risques », mais l’idée reste la même : dispositifs de première ligne, large accès à la substitution par méthadone, accès aux soins hospitaliers et, last but not least, traitements d’héroïne médicalisée qui ne concernaient que quelques centaines d’usagers dans un cadre très strict, mais qui attirèrent l’attention de toute l’Europe.
Et c’est ainsi que, par un processus d’une très grande complexité, on mit en chantier une nouvelle loi où la théorie des 4 piliers figurait toute entière avec ses programmes de prescription d’héroïne. Mais c’est surtout en matière de cannabis que les Helvètes modifiaient radicalement la donne : dépénalisation de la consommation et de la production pour usage personnel. Ayant médité sur les impasses du « back door problem » hollandais et du tourisme de la drogue, les auteurs du projet autorisaient les planteurs de cannabis à écouler leur production dans les magasins de chanvre à 3 conditions : déclarer les quantités récoltées, ne pas vendre à des mineurs, ne pas vendre à des non Suisses. Une quasi-légalisation.
Rattrapés par le « back door problem »
Mais cette loi ne verra jamais le jour, pour une simple raison : l’Union démocratique du centre (UDC) de Christoph Blocher, un parti « populiste et xénophobe » selon l’expression consacrée, est désormais au cœur de la politique de la Confédération. Hostile à la politique des 4 piliers et à toute modification de la loi sur le cannabis, l’UDC a introduit des liens très forts entre drogue, immigration et délinquance et modifié de fond en comble le climat qui régnait sur ces questions. Si une récente votation populaire vient ainsi de valider la politique des 4 piliers, c’est en refusant parallèlement toute modification de la politique en matière de cannabis (voir page ??). La politique suisse des drogues est elle aussi en panne pour un bon moment.
Quelles leçons tirer de ces 2 expériences ? La première, c’est que les politiques de drogues, comme beaucoup d’autres politiques sectorielles, n’ont pas d’autonomie par rapport aux grandes questions politiques qui déterminent le cours d’une nation. En Suisse comme en Hollande, la montée en puissance des questions de sécurité publique (délinquance, groupes criminels), d’immigration, de terrorisme ont ôté tout dynamisme à l’inventivité des politiques de drogues et provoquent déjà des retours en arrière. La seconde leçon, c’est qu’entre la prohibition et la légalisation d’une drogue donnée, il n’y a probablement pas d’alternative. Le modèle des coffee shops, qui était précisément une sorte de moyen terme, prend eau de toutes parts lorsqu’il est rattrapé, dans une ambiance délétère, par le « back door problem ».
La « domestication du dragon » (Anne Coppel et Christian Bachmann) doit rester notre idée régulatrice. Mais la politique des drogues est une longue marche.