J’ai découvert Bloodi par hasard, un jour où je traînais dans une librairie parallèle. C’était en 1984, et Bloodi faisait la couverture de Viper, un journal de BD, avec en titre « 1984, année de gerbe ! ». C’était tout à fait ce que je ressentais.
Coup de foudre !
Cette année-là, on ne pouvait plus se raconter d’histoires, plus question de lendemains qui chantent. Les années 80, c’était les années-fric pour les Golden boys, mais pour les milieux populaires, « les exclus de la croissance » comme on avait commencé à les appeler, c’était les années-galère, des cités en pleine déglingue comme sur la couverture du journal, avec une voiture en feu et un rat sortant de l’égout. J’ai demandé au libraire « C’est quoi, ce journal ? », « Viper, c’est fini, m’a-t-il répondu, le gouvernement l’a interdit ». J’ai appris bien plus tard que ce n’était qu’une rumeur, le journal, menacé d’un procès pour incitation à l’usage de drogues, avait renoncé à paraître. J’ai acheté tous les numéros de la librairie, et une fois chez moi, j’ai découvert qui était Bloodi – coup de foudre ! C’était la première fois que je voyais dans une BD un junky tel que je les avais connus dix ans auparavant. En 1984, je croyais que j’en avais fini pour toujours avec les drogues et les drogués, et la fin de cette histoire n’avait rien de drôle, mais Bloodi a réussi le tour de force de me faire rire. Pliée en quatre, lol, comme on dit aujourd’hui… Pas de doute, c’était bien ce que vivaient les junks que j’avais connus, c’était même d’une précision hallucinante, mais à l’époque, pas de BD pour illustrer cette vie de rat. Pourtant, l’humour noir et l’autodérision faisaient déjà florès. Au début des années 70, une presse alternative s’était emparée de Freaks Brothers de Crumb, avec le journal Actuel, le plus connu, mais aussi avec les dizaines de fanzines qui circulaient de la main à la main. Psychopathes et pornographes, les Freaks Brothers n’avaient pas grand-chose à voir avec les hippies Peace and Love, que les punks baptisaient « babas cool ». Pas toujours si cool, les babas, il y avait aussi des Freaks qui faisaient tout ce qui leur passait par la tête, des anars qui n’obéissaient qu’à eux-mêmes… Mais quoi qu’il en soit, les drogués de Crumb étaient des fumeurs de joints. Il aura fallu une dizaine d’années pour qu’une BD française atteigne la même verve, la même authenticité, la même sûreté dans le trait mais entre-temps, le héros était devenu un junky à l’héroïne.
Drogues « dures » vs « douces »
La presse alternative post-68 avait pourtant tenté de limiter la diffusion des drogues dites « dures », en les opposant aux drogues dites « douces ». Les premières, héroïne et speed, étaient vivement déconseillées, parce que, pour citer Actuel, elles aboutissent à « une vie invivable, angoisse terrible de la descente pour le speed, crise de manque pour l’héroïne » (Actuel n°20, mai 1972). Les secondes, en revanche, pouvaient être consommées parce qu’elles n’avaient pas d’effets néfastes pour le cannabis, et pouvaient ouvrir l’esprit comme les hallucinogènes, à condition, précisait-on, d’être prises avec prudence, avec des personnes de confiance. L’opposition drogues douces/drogues dures n’avait rien d’arbitraire, elle reposait sur une expérience acquise très vite dans les milieux alternatifs, rockers ou hippies. Dès 1969 aux États-Unis, après le festival du « Summer of Love », le quartier de Haight-Ashbury de San Francisco avait été envahi par une zone violente, où l’on arnaquait les passants et consommait toutes sortes de drogues, héroïne et speed, alcool et médicaments. « Ces polytoxicomanes, disait-on déjà à l’époque, consomment n’importe quoi, n’importe comment », et ces dérives avaient mis à mal le mouvement qui réunissait contestataires de toutes sorte, hippies ou rockers. Dès le début des années 70, et surtout à partir de 1973-74, le même scénario menaçait de se répéter en France avec l’introduction de l’héroïne dans les initiatives communautaires, les squats, les groupes de rock, comme dans les relations entre amis. L’opposition drogues douces/drogues dures a-t-elle été utile ? A-t-elle limité la diffusion de l’héroïne ? Peut-être en partie, puisque entre le milieu des années 70 et le milieu des années 80, la grande majorité des nouveaux consommateurs s’était contentée du cannabis ou du LSD. Mais ces mêmes années ont aussi été celles de la diffusion de l’héroïne dans une génération plus ou moins influencée par le mouvement punk. Bloodi incarne cette génération qui a vu s’effondrer l’utopie communautaire post-68. « Salut les miséreux, les crève-la faim. Z’en avez marre de votre taudis, de vos nouilles froides, des trous dans vos pompes et la Valstar éventée… Bref, vous voulez de la tune ? Voici quelques conseils de Bloodi pour 1984… », écrit Pierre Ouin dans le numéro qui fête la nouvelle année. L’arnaque aux chéquiers ne fonctionne plus, on ne peut plus non plus casser les cabines téléphoniques, mais on peut toujours « repérer des morveux qui ont de la tune » et s’efforcer de les arnaquer… Plus que jamais actuelle, la rage des punks « No Future » !
Une figure emblématique de la RdR
« Sexe & drogues, Ah, ouais merde, y a pas trop de rock-and-roll », râlait Bloodi sur la planche annoncée en couverture avec un titre plein de suspens « Bloodi va-t-il décrocher ? ». Pas de doute, Bloodi avait bien fait le tour de tous les traitements en vogue à l’époque, du bon docteur Cohen prescripteur de Palfium® à « Morvivan », le centre de soin où il est reçu par un docteur mal rasé qui ressemble à Marc Valeur et qui l’interroge « Tu la touches à combien ? ». Inutile de vous dire que Bloodi n’a pas décroché cette année-là. Il s’est fait oublier quelques années, avant de resurgir dans ma tête à un moment où Asud journal cherchait ses marques. Ce camé interdisait l’apitoiement sur soi : ni justification ni complaisance, il était juste lui-même, comme tous ses frères de galère. Jean René était alors président d’Asud, le branchement avec Pierre Ouin a été immédiat. Bloodi est devenu une figure emblématique de la RdR – un paradoxe, parce que Bloodi, lui, n’était pas du genre à « réduire les risques », la santé publique n’était pas dans son univers. Mais c’est précisément parce qu’il est juste lui-même, sans concession, qu’il a pu incarner pour cette génération les changements que devaient adopter ceux qui voulaient continuer de vivre leur vie, tout drogués qu’ils étaient. Disjoncté, squelettique, avec une seule idée en tête : trouver de la tune pour un plan dope, mais tenant sur ses guiboles. Un être en pleine dérive, mais un être humain, comme ses semblables…
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