Dans «Agora» d’automne 1991 (N°18-19) est paru un article signé Dominique TABONE sur l’État des détenus séropositifs incarcérés. Il nous a paru intéressant de vous en rapporter de larges extraits :
La prison de la Santé… est une Maison d’Arrêt pour Hommes qui se trouve dans le quatorzième arrondissement à Paris. Y séjournent toutes sortes de détenus. C’est une Prison surpeuplée – comme la plupart des prisons françaises : prévue pour 1500 détenus, elle en contient actuellement 2200. On y dénombre en moyenne 200 séropositifs dont une cinquantaine sous traitement AZT. La consultation des malades séropositifs et sidéens dépendant du CISIH de Cochin existe depuis septembre 1990. Elle a lieu deux matinées par semaine. Le travail se fait en collaboration étroite avec le médecin chef de la prison et en collaboration un peu moins étroite avec l’équipe du SMPR.
Les patients séropositifs sont dans leur grande majorité des toxicomanes. Ils sont là depuis un plus ou moins longtemps. Ils sont jeunes, certains récidivistes, d’autres pas et beaucoup d’entre eux ont appris leur séropositivité en Prison.
Le pourcentage d’étrangers a considérablement augmenté ces dernières années : début 91 on en comptait 83% contre 55% il y a une dizaine d’années. 75% des patients sous AZT sont étrangers. La plupart de ces étrangers sont originaires d’Afrique Noire ou du Maghreb, ce qui pose un certain nombre de problèmes particuliers à leur sortie, comme nous le verrons.
Le dépistage de l’infection par le virus de l’immuno-déficience humaine (VIH) ne se fait pas systématiquement et ce conformément aux divers arrêtés réglementant la question. Les sérologies sont faites à la demande des patients ou bien en présence d’une symptomatologie d’appel conduisant à soupçonner une infection par le VIH. Elles ne sont pas proposées systématiquement aux patients «à risque». Elle sont faites avec le consentement des intéressés et le résultat leur est transmis par le médecin.
Des sessions d’information des prisonniers et du personnel pénitentiaire sont organisées par le SMPR. Des préservatifs sont à la disposition des prisonniers s’ils le désirent il leur “suffit” pour cela de les demander au service médical. Cela dit, sauf pour la minorité d’entre eux qui se déclarent et s’assument homosexuels, ce qui n’est pas évident du tout dans le milieu carcéral, et même s’ils ont confiance dans le médecin qui s’occupe d’eux, cette démarche est loin d’être facile. Leur en proposer franco est à peu près impensable. On en donne systématiquement aux sortants, ce qui par contre est bien accepté. Cela dit, le problème de la sexualité en prison ne me semble pas très préoccupant, en tous les cas depuis le champ de mon expérience limitée et d’après ce que me racontent mes patients. Toujours si j’en crois mes patients, il ne semble pas que la prison soit un haut lieu de contamination et on retrouve chez tous une contamination (supposée, puisqu’on ne peut jamais être sûr) antérieure à l’incarcération et liée à la toxicomanie plus vraisemblablement qu’à des pratiques sexuelles dites “à risque”…
Le suivi médical est régulier… Les détenus aiment bien venir à cette consultation : c’est une visite du “dehors”, ils ont le sentiment qu’on s’occupe d’eux, qu’on les écoute et qu’ils peuvent y parler de ce qui leur tient à cœur. Ils peuvent aussi y demander des “douches médicales”, ce qui signifie une ou deux douches supplémentaires par semaine; en raison de la surpopulation, seules deux douches hebdomadaires sont normalement autorisées aux prisonniers. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, c’est une consultation plutôt gaie.
Par contre, la confidentialité et le secret médical ne sont pas du tout assurés. Cela tient d’une part aux conditions de détention et n’est qu’un épiphénomène dans le contexte de la promiscuité et du non-respect de la personne privée en milieu carcéral. En effet, les détenus sont à quatre par cellule et le nom des médicaments distribués quotidiennement est écrit sur les sachets les contenant; S’il s’agit d’AZT par exemple, on peut être sûr que tout le monde est au courant. D’autre part le manque de personnel soignant a pour conséquence entre autres que ce sont les surveillants qui distribuent les médicaments. Bien que formés et informés, ils ne se sentent pas tenus au secret médical, et tout le quartier sait très vite si tel ou tel est séropositif ou non. Par ailleurs, certaines pratiques quoique totalement illégales sont tolérées en prison : il y a des pastilles rouges sur les dossiers médicaux des patients séropositifs, dossiers sur lesquels le regard de tel ou tel non soignant tombe très facilement. La consultation du Docteur S. et la mienne ont été repérées depuis longtemps comme étant les consultations SIDA et jusqu’il y a peu de temps, lorsque les détenus étaient appelés pour la consultation par le haut-parleur, toute la prison bénéficiait de l’information. Sur l’initiative du Médecin Chef, cette pratique de l’appel nominatif par haut-parleur a cessé actuellement. Enfin, et c’est plus grave, certains services dont celui des cuisines exigent une sérologie HIV avant d’autoriser les détenus qui le demandent à y travailler, ce qui est on ne peut plus illégal.
Ceci a entre autres conséquences que certains détenus séropositifs préfèrent refuser de suivre le traitement dont ils pourraient bénéficier, en particulier l’AZT pour ne pas risquer d’être exclus et montrés du doigt par leurs codétenus. Certes l’AZT et les divers traitements préventifs des infections opportunistes ne font pas de miracles, mais ils améliorent et prolongent la survie des patients. Et il est fort regrettable que les détenus ne puissent pas en bénéficier au maximum pour de telles raisons. Il est également à noter qu’il y a recrudescence de la tuberculose en prison et que si contrairement au fantasme largement répandu, le SIDA ne s’attrape pas parce qu’on partage la même cellule, le risque de contagion est réel pour la tuberculose et est majoré par la promiscuité et les mauvaises conditions d’hygiène.
Face à ce problème de surpopulation, de promiscuité, de manque de personnel, on ne peut que répéter des choses qui malheureusement ont déjà été cent fois dites et redites : que, certes, les détenus ne sont pas des anges, mais ce sont des personnes qui ont droit aux mêmes égards que n’importe quelle autre personne et que les prisons de la France-patrie-des-droits-de-l’Homme sont une honte. Que plus simplement, enfermer des gens dans des conditions humiliantes et indécentes n’est certainement pas un moyen de les réconcilier avec la société. Et que cela est particulièrement vrai pour les détenus séropositifs, plus fragiles que les autres et plus sensibles à leurs très inconfortables conditions de vie, tant sur le plan somatique que psychique.
Je tiens cependant à préciser, malgré ces critiques fondamentales, que les patients séropositifs sont bien suivis et soignés. Il n’y a pas de restriction ni sur les traitements, ni sur les examens, ni sur le nombre de consultations. Malgré toutes les ambiguïtés et les inconvénients qu’impliquent l’existence d’une consultation spéciale pour les séropositifs, cela me semble être une amélioration importante qu’il ne faut pas sous-estimer. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, beaucoup d’entre-eux n’ont jamais été aussi bien soignés ni suivis qu’en prison. Et que malheureusement, ils risques de l’être paradoxalement moins bien le jour ou ils sortiront.
Pourtant. cette liberté tant attendue, si elle inaugure de toutes façons une ère difficile pour les détenus sortant de prison est, pour les patients séropositifs, encore plus difficile et paradoxalement s’annonce pour la plupart d’entre eux comme une expérience douloureuse et ambiguë.
Pour les prisonniers qui vont retrouver une femme, l’angoisse d’être mauvais, contaminés et contaminants, vient empoisonner la joie de la libération et des retrouvailles. Ils y réagissent de différentes façons : certains par la dépression, d’autres par l’agressivité…
Par ailleurs, pour la plupart d’entre-eux, la libération va impliquer un accroissement important des difficultés d’accès aux soins. En effet, si les conditions habituelles de détention ne sont pas idéales, loin de là, la possibilité de bénéficier d’un suivi médical régulier, de médicaments coûteux, d’investigations paracliniques au moindre doute est beaucoup plus réduite à l’extérieur.
Pour ceux qui sont français, en principe, il ne devrait pas y avoir de problème puisqu’à la sortie de prison, ils ont droit à l’assurance maladie pendant un an. Cela dit, il s’agit souvent de gens très marginalisés, qui se méfient des circuits officiels ou qui ne savent tout simplement pas s’en servir. Pour ceux qui sont déjà pas mal avancés dans la maladie, on se prend même à se demander si leur solitude, leur marginalité et leur angoisse ne vont pas les reconduire en prison un peu plus vite qu’on ne l’aurait pensé. En tous les cas, les difficultés bien connues et habituelles des détenus à leur sortie pour essayer de trouver du travail et un toit ou tout simplement vivre décemment semblent décuplées s’ils sont en plus atteints d’une maladie aussi excluante que le SIDA.
Pour la plupart des étrangers enfin, les problèmes deviennent insurmontables et on patauge dans l’absurde. Deux cas de figure sont possibles. Soit ils sont reconduits aux frontières en raison du principe de la double peine, qui veut qu’à l’expiration du temps d’incarcération on pimente un peu la punition en l’assaisonnant d’une interdiction de territoire : dans ce cas, il est évident que ces patients chez qui ont a diagnostiqué une infection par le VIH ne pourront être soigné chez eux. Soit les autorités ferment les yeux et ils restent en France où ils se trouvent en situation de clandestinité et dans l’impossibilité d’être soignés correctement Pour ceux d’entre-eux qui ont la “chance” toute relative d’être déjà sous traitement par l’ AZT, le problème est “résolu” dans le cadre d’un maintien sur le territoire français pour des raisons “humanitaires” et sous certaines conditions en particulier assignation à résidence. Mais quelles sont leurs sources de revenus ? Comment vivront-ils ?
On en arrive donc à des situations inextricables et à des situations qui, pour les personnes concernées, ont toutes les chances d’être parfaitement invivables et les reconduire tout direct en prison… on n’en aura décidément pas fini de si tôt avec la surpopulation.
En conclusion, les choses ne sont pas simples, et le SIDA est décidément une maladie qui plonge de façon répétitive en plein paradoxe ceux qui en sont atteints et ceux qui s’y intéressent. Les valeurs s’inversent, les cartes sont brouillées. Déjà la sexualité et l’amour, habituellement plutôt source de vie, de communion et de plaisir deviennent source de mort, de séparation, de souffrance. Pour les détenus séropositifs, la joie de la libération est empoisonnée, la prison, lieu de non-vie et de cauchemar, devient l’endroit où ils sont plus facilement soignés, la consultation VIH un moment plutôt agréable et la calamité qu’est la maladie leur permet, quoique de façon à la fois éphémère et tardive, de s’occuper de leur santé comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant.
Pour les étrangers menacés d’interdiction de territoire à leur sortie, la prison française est le seul endroit où ils peuvent espérer être soignés. La libération signifie expulsion, retour dans un pays où ils n’ont plus de racines ni d’existence possible, mort- prématurée. La perspective d’une libération conditionnelle pour raisons médicales est synonyme d’un stade plutôt avancé de la maladie, voir la façon dont s’est un jour illuminé le visage de l’un de mes patients, condamné à une peine assez courte et à qui je disais qu’il n’était pas assez malade pour espérer une conditionnelle ce coup ci… La vie est souvent paradoxale et il n’y a rien d’absolument spécifique là dedans. Il me semble cependant que certains aspects particulièrement cruels de ces paradoxes pourraient être adoucis ou supprimés par des mesures relativement simples comme la prise en charge de tous les séropositifs demeurant sur le territoire français quelque soit leur nationalité ou leur statut social. On pourrait également tenter d’agir utilement sur le chômage en embauchant du personnel dans les prisons ou, en attendant d’avoir suffisamment d’imagination, d’intelligence et d’énergie pour inventer des solutions alternatives réelles à l’incarcération, faire travailler des architectes, maçons, entrepreneurs, à en construire d’autres plus vivables et pour les détenus et pour les gens qui y travaillent…
Bien sûr tout ça peut sembler naïf, surtout au moment où on ne parle que du trou de la Sécurité Sociale et où l’évolution du SIDA dans le monde inquiète de plus en plus, en particulier pour des raisons financières. Bien sûr ce n’est de la faute à personne si le SIDA existe et si certains concentrent sur eux toutes les calamités en même temps. Mais le problème des prisons et de celui attend les détenus à leur sortie n’est pas neuf et la situation des séropositifs ne fait que le poser dans des termes plus crus et plus pressants. Quant à celui de l’inégalité devant la maladie, que ce soit en France ou entre pays riches et pays pauvres, il n’est pas d’une grande nouveauté non plus. Quoiqu’il en soit et puisque s’occuper de SIDA est tellement à la mode actuellement, le sort de ces exclus parmi les exclus aussi bien dans les murs de la prison qu’au dehors me semble mériter quelque attention et être susceptible de susciter des réflexions plus approfondies débouchant sur des mesures plus fermes et plus radicales que celles qui ont été prise jusqu’à présent.
Docteur Dominique TABONE
Il nous a semblé intéressant, en plein malaise des prisons, en 1992, que cet article, écrit un an plus tôt, soit «réédité» pour souligner combien les spécialistes sur le terrain sont impuissants tant qu’une volonté politique fait la sourde oreille. L’on peut faire tous les procès d’intention qu’on peut. Il n’empêche. Il n’y a plus l’excuse d’une maladie «peu connue», l’ignorance du terrain, les spécificités des personnes séropositives, toxicomanes en prisons, des galériens en puissance à qui l’on offre comme avenir la mort, voir l’incarcération dans les cas les plus optimistes, la rue pour les autres, et l’accélération d’une contamination dont la prophylaxie semble encore hors de porté pour les plus démunis.