Je crois qu’il est indispensable de commencer par dire qui l’on est, de préciser le point de vue dont on parle : je suis chargé d’organiser des actions de Prévention pour la Fédération Léo Lagrange Île de France, et chargé de mission pour le Comité inter-associatif du Combat pour la Vie Île de France. La plupart des projets sur lesquels je travaille, et donc indirectement mon propre salaire, sont financés par la Délégation Générale à la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie.
N’étant ni psychothérapeute, ni sociologue, ni médecin, ni juriste, mon point de vue ne saurait avoir la valeur de vérité d’une “Parole de Spécialiste”, même si à travers mes études, une jeunesse tumultueuse, l’exercice de nombreux métiers, une vie parisienne et banlieusarde, et mes fonctions d’animateur et de formateur d’insertion j’ai eu l’occasion de capitaliser des éléments de réflexion et des expériences sur ce domaine.
Quoique non spécialiste, je suis souvent présenté et perçu comme travaillant “sur la drogue”, sorte de “Mister Défonce” à qui l’on demande souvent, pour rire, si il a souvent l’occasion de goûter ce dont il parle, voire, pour les rieurs les plus hardis, s’il n’aurait pas sur lui quelques échantillons choisis pour une dégustation conviviale; comment ne pas repenser à Prévert qui écrivit sur “ceux qui sentent le poisson parce qu’ils travaillent le poisson”.
Cependant, je fais partie de ceux, toujours plus nombreux, qui consacrent beaucoup de temps et d’énergie à expliquer que la prévention de la toxicomanie doit être resituée dans un cadre de prévention sociale et sanitaire générale et que la vraie question n’est pas de “lutter contre le fléau de la Drogue” décrit et représenté comme l’incarnation du Mal Absolu.
Il convient, en la matière, d’afficher et de défendre quelques convictions : Prévenir, c’est former, éduquer, donner aux jeunes et aux moins jeunes la possibilité de diriger leur devenir en régatant sur un fleuve large non tranquille, abondamment grossi de larmes qu’est la vie, en choisissant des ports et mouillages et en se gardant des milles périls pouvant surgir des hauts fonds, fondre du ciel, se cacher dans le clapotis de l’entre deux eaux, ou jaillir de leurs propres cœurs.
Éduquer, c’est d’abord tenter de transmettre sincèrement ce que l’on croit être juste, former, c’est avant tout instruire des libertés. Tout ce travail socio-éducatif de prévention est singulièrement entravé par la chape d’hypocrisie et d’exclusion qui recouvre en France la question de la drogue.
La France fait partie des pays engagés depuis de nombreuses années dans une “Guerre contre la Drogue” qui n’empêche pas les trafics de fructifier mais qui fait de très nombreuses victimes dans les rangs des usagers. Parler de victimes ne relève pas de la métaphore : au Pakistan, entre autre, les détenteurs de drogue sont exécutés, en France les Toxico-dépendants infectés par le VIH meurent de devoir choisir entre l’abstinence et l’intégration des protocoles hospitaliers.
Notre nation, grande consommatrice d’alcool et de médicaments, s’obstine à diaboliser certains produits, cultivant la vision fantasmatique de “produits drogue” fabriquant des “drogués”, êtres voués à la désintégration sociale, à la déchéance et à la mort.
Non ! Ce n’est pas le “produit” qui fabrique le “drogué”, c’est la personne qui à travers le rapport qu’elle établit avec un produit se construit une dépendance. Je ne dis pas que tous les produits sont identiques quant à leur aptitude à déclencher l’ivresse et le “voyage”, je ne nie pas que certains sont infiniment plus dangereux que d’autres, tellement plus prompts à entraîner des dépendances; Je ne nie pas que les dépendances puissent avoir des conséquences dramatiques, mais je dis que c’est le Sujet qui reste le centre de l’Histoire. La consommation d’un produit, c’est un élément dans l’histoire d’une vie, le rôle que cela a, la place que cela occupe, dépendent précisément de la personne qui vit l’histoire, de qui elle est, de ce qui compte à un moment donné pour elle, de la société où elle vit, de l’image que cette société lui renvoie.
Au cours des formations organisées autour de la prévention et de la toxicomanie, il est une question que les stagiaires, animateurs, formateurs, enseignants ou gardiens
d’immeubles, posent de façon quasi systématique et qui illustre bien le problème: «comment reconnaître un drogué ?». Expression d’un trouble, car il faut savoir lire les signes, c’est que cela peut bien ne pas être aussi apparent que cela, mais question troublante: comment reconnaître un joueur ? Comment identifier un vrai passionné ? Comment reconnaître un être humilié par son conjoint ? Comment reconnaître une amoureux (une amoureuse) comblé(e), comment reconnaître un contribuable fortuné qui ne paye pas ses impôts ?. Il y a ce qu’on voit et le reste, comme disait Bertold Brecht, tous ceux qui pensant «non» disent «oui», et tous les autres qui disent «non» alors qu’ils pensent «oui». Après tout, pour savoir ce qu’une personne fait, il suffit d’établir un dialogue de confiance assez poussé pour qu’elle puisse vous le dire. Il n’y a pas d’autre choix : sans dialogue de confiance, pas de communication, et sans communication, impossible d’éduquer les libertés. La prévention est dans cet effort constant et peu payant d’établir le dialogue là où il est le plus difficile : au point de l’aveu du manque à être, de la fêlure, de la peur, du plaisir.
Je salue le Groupe ASUD de contribuer, par son existence même, ainsi que par ses activités à faire avancer un débat social qu’il est urgent de mener dans l’intérêt de tous, pour briser les fausses évidences, pour sortir de la logique d’exclusion et remédier aux désastres sociaux et sanitaires dont nous sommes quotidiennement les témoins. Longue vie à ASUD.