C’était un samedi après-midi, humide et sans joie ; et notre terre n’offre pas de spectacle plus triste que celui d’un dimanche de pluie dans Londres. Ma route de retour passait par Oxford Street et, près de “l’imposant panthéon” (comme M. Wordsworth l’a obligeamment appelé), je vis une boutique de pharmacien. Le pharmacien – inconscient ministre des plaisirs divins ! – comme en harmonie avec le pluvieux dimanche, avait l’air morne et stupide exactement comme on pouvait s’attendre que n’importe quel pharmacien d’ici-bas eût l’air un dimanche ; et, quand je lui demandai de la teinture d’opium, il m’en donna comme n’importe quel autre homme eût pu le faire ; bien plus, il me rendit sur mon shilling ce qui me parut être de réelles pièces de bronze, sorties d’un réel tiroir de bois. Néanmoins, en dépit de ces indices d’humanité, il est resté toujours dans mon esprit depuis lors comme la vision béatifique d’un pharmacien immortel envoyé ici-bas avec une mission particulière à mon adresse. Et ce qui me confirme dans cette manière de voir, c’est que, la première fois que je revins à Londres, je le cherchai aux abords de l’imposant Panthéon et ne le trouvai point : à moi qui ne connaissais pas son nom (si vraiment il en avait un) il semblait qu’il eût disparu d’Oxford Street plutôt que l’avoir quitté d’aucune façon corporelle. Le lecteur peut voir en lui, s’il y est enclin, un simple pharmacien sublunaire : il se peut ; mais ma foi à moi est plus grande : je crois qu’il s’est évanoui ou évaporé. Tant je répugne à associer aucun souvenir terrestre avec l’heure, le lieu et cette créature qui m’ont fait connaître pour la première fois la céleste drogue.
Extrait du livre « Les confessions d’un mangeur d’opium anglais » Thomas De Quincey – Coll “L’Imaginaire” C/° Gallimard.
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