Nous remercions Madame le Docteur A.SERFATY d’avoir bien voulu répondre à nos questions, au nom du Groupe ASUD constitué d’Usagers de Drogue, d’Usagers sous substitution et d’ex-Usagers de Drogue, dans leur publication. Le Groupe ASUD.
ASUD : Quelle est actuellement la situation en France en matière de Sida chez les Usages de Drogues ?
A. SERFATY : Les données de surveillance des cas de SIDA en France sont répertoriées et analysées par la Division Sida. Tous les Trimestres, un rapport est publié dans le Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. (La déclaration anonyme des cas de SIDA est obligatoire en France depuis le décret du 10 juin 1986).
La situation épidémiologique de l’infection par le virus de l’immunodéficience Humaine (VIH) liée à l’usage des drogues par voie injectable est encore préoccupante en France.
La France reste un des pays d’Europe les plus touchés par le SIDA (un taux d’accroissement de 30% est observé en 1 an) – avec 341,9 cas de SIDA (cumulés depuis 1978) par million d’habitants au 30 juin 1992 (au 31 mars 1992, ce taux est de 363,64 cas par million d’habitants en Suisse, contre 337 en France). En France, la proportion des cas liés à l’usage de drogues par voie injectable croit plus rapidement que celle des autres groupes de transmission. Au 30 juin 1992, le Ministère de la Santé a répertorie 20 250 cas de SIDA. Les Usagers de Drogues utilisant la voie injectable (UDVI) sont la deuxième population exposée au risque de la contamination par le VIH, après les homosexuels/bisexuels représentant 50,5 % des cas cumulés, soit 10 236/20 250. Les cas de sida chez les UDVI représentent 21,7 % des cas, soit 4 387/20 250. A ces cas, il faut ajouter, 347 homosexuels/bisexuels usagers de drogues, 330 hétérosexuels ayant eu des partenaires usagers de drogues, 119 enfants nés de mères consommatrices de drogues et 22 enfants nés de mères ayant eu des relations avec des usagers de drogues. L’ensemble représente 5 205 cas liés directement ou indirectement à l’Usage des Drogues (UD), soit 25,7% des cas cumulés.
C’est depuis fin 1985 – début 1986, qu’une augmentation significative de la proportion des UDVI parmi les cas de SIDA diagnostiqués dans une année commence à être observée : 3,9% en 1984, 7,4% en 1985, 12% en 1986, 15,1 % en 1987, 20,8% en 1988, 23,4% en 1989, 24,6% en 1990 et 26,5% en 1991. Comparativement, un pourcentage de 65,7% d’UDVI est observé en Italie, 64,2% en Espagne, 37,1% en Suisse, 36,9% en Pologne, 21,5% en France, 8,1% aux Pays Bas et 4,5% au Royaume Uni (Centre Européen pour la surveillance épidémiologique du SIDA).
Concernant la proportion des homosexuels/bisexuels utilisateurs de drogues, elle a plutôt diminué : 2,1% en 1984, 3,2% en 1985, 2,5% en 1987, 1,4% en 1988 et 1,1% en 1990 et 1991. Par contre, sur l’ensemble des cas de SIDA liés à l’usage des drogues, la proportion d’hétérosexuels ayant eu des relations sexuelles avec des partenaires UDVI a augmenté : 4,1% en 1985, 8% en 1987, 16,1% en 1990 et 20,5% en 1991.
Il faut noter par ailleurs les fortes disparités géographiques de l’épidémie : d’après les données de la surveillance, la région PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur) est la plus touchée, avec une prévalence des cas de SIDA liés à l’usage des drogues de 330,9 cas par million d’habitants. La proportion des UDVI parmi les cas de SIDA dans la région est de 43,9% contre 34,2% homosexuels/bisexuels. Cette tendance dans la répartition des «groupes à risque» rejoint celle des cas de SIDA en Corse avec 50% d’UDVI.
Paris-Île-de-France est la deuxième région à être la plus touchée, avec 190,7 cas de SIDA liés à l’usage des drogues par million d’habitants. Les UDVI représentant 17,1% contre 60,1% homosexuels/bisexuels. L’incidence des cas de SIDA chez les usagers de drogues est en nette progression depuis 1985 : elle est de 0,034% en 1985, de 0,12% en 1986, et de 0,82% en 1990. L’incidence des cas de SIDA chez les UDVI, représentant le risque pour un usager de drogues d’avoir un SIDA, celui-ci est 2,5 fois supérieure à celui d’un homo-bisexuel en 1990.
La surveillance des cas de SIDA nous informe sur une partie de l’épidémie chez les Usagers de Drogues. Le Rapport ANRS/DGS sur la prévalence de l’infection par le VIH en France, en 1989, a estimé que 21 000 à 42 000 usagers de drogues utilisant la voie injectable étaient séropositifs. L’enquête du SESI (Service Statistique des Études et des Systèmes d’Information du Ministère des Affaires Sociales et de l’Intégration) sur la prise en charge sanitaire et sociale des toxicomanes trouve un taux d’usagers de drogues atteints d’infection par le VIH s’élevant à 18,1% en Novembre 1990.
ASUD : D’après votre expérience, quels sont les problèmes spécifiques liés à la prévention du Sida chez les Usagers de Drogues ?
A. SERFATY : J’aurais tendance à classer les problèmes liés à la prévention de l’infection par le VIH chez les Usagers de Drogues (UD), selon deux rubriques. 1) celle concernant l’adoption de comportement de prévention 2) celle concernant les difficultés rencontrées dans la mise en place des programmes d’accès au matériel d’injection stérile.
1) Les comportements relatifs au partage des seringues entre UD ont tendance à évoluer de plus en plus vers des comportements de prévention. L’étude menée par l’IREP (Institut de Recherche en Épidémiologie de la pharmacodépendance) en 1990 91, sur les attitudes et les pratiques des UD par rapport à la transmission de l’infection par le VIH, constate que 95,5% des UD interrogés achètent leur seringue en pharmacie, 41% déclarent avoir cessé tout partage et 67,3% ne prêtent pas leur seringue, et cela plus souvent en 1990/91 qu’en 1987/88 (Ingold). De même, une étude en Alsace-Lorraine (1991) a montré que 51% des 180 UD enquêtés déclarent ne jamais emprunter de seringue (Jacob). Par ailleurs, plusieurs études ont montré que l’achat et l’usage des préservatifs chez les UD sont plus fréquents mais l’utilisation des préservatifs n’est pas la règle.
Si les UD semblent plutôt bien informés, et concernés par le SIDA, 85% à 90% ont fait un test de dépistage, le maintien des comportements de prévention reste une utopie en regard des conditions de vie du toxicomane.
Comme le souligne le Dr INGOLD, la question qui se pose actuellement est de savoir si l’adoption des comportements de prévention chez les UD a atteint son maximum. Aux Pays-Bas, le Ministère du Bien-Être, de la Santé et de la Culture fait le constat que la dissémination de l’infection chez les UD continue à s’étendre, malgré une politique de réduction des risques bien développée. Cet état de fait questionne le choix des interventions de prévention actuellement en place dans ce domaine.
2) L’accès aux moyens de prévention : le matériel d’injection stérile, les tampons alcoolisés, l’eau stérile, les préservatifs, l’eau de Javel …, restent insuffisants. Certaines pharmacies refusent encore trop souvent la vente de seringues ou les vendent à plus de cinq francs l’une. La présence de pharmacies ouvertes après 20 heures ou le week-end est rare et ceci est encore plus vrai en dehors de Paris. Par ailleurs, le dispositif de prise en charge des toxicomanes s’est impliqué dans la mise en place d’actions spécifiques de prévention de l’infection par le VIH, mais les projets restent encore limités. Les conseils de prévention concernant les risques sexuels semblent peu intégrés dans la pratique des professionnels (Lert). Les réponses des pouvoirs publics face à l’épidémie du SIDA ont été fondées sur la solidarité avec les personnes vivant avec le VIH. Cependant, à ce jour aucune campagne sur la promotion de la seringue pour usage personnel, ainsi que la récupération du matériel usagé n’a été menée, et cela probablement par crainte de stigmatisation du groupe.
Les programmes de prévention qui ont intégré l’échange de seringues sont encore trop peu nombreux en France. Depuis l’année 1992, le ministère chargé de la santé a pour objectif d’étendre les programmes de prévention du VIH chez les Usagers de Drogues comportant un volet échange de seringues.
ASUD: Quels sont, d’après-vous, les retombés de l’illégalité, et de la répression qui en découle, sur la prévention du SIDA et sur les soins chez les usagers de drogues ?
A. SERFATY : Si on prends l’exemple des programmes d’accès à l’échange de seringues auprès des UD, il a été rapporté à plusieurs reprises par les utilisateurs des programmes, la crainte de garder sur soi des seringues de peur d’être interpellé. Ici, une des conséquences de la répression de l’usage de drogues illicites qui est observée, est la présomption de délit en cas de port de seringue. Cette situation peut, en effet, créer un climat de méfiance et rendre difficile l’accès à l’échange de seringues, ainsi que l’approvisionnement de seringues en pharmacies.
ASUD : Y- a-t-il contradiction entre «lutte contre la consommation de drogues» et « lutte contre l’infection par le V.I.H chez les usagers de drogues» ?
A. SERFATY : Je suis tenté de répondre, pas forcément. Il faut commencer par préciser les niveaux de gravité des deux problèmes à traiter. Dans un cas, il s’agit d’une maladie mortelle, une infection irréversible, dont le moyen d’action prioritaire est de prévenir la transmission du virus, dans l’autre cas,il s’agit de comportements toxicomaniaques dus à la consommation de produits illicites dont les conséquences sur l’individu sont plus ou moins graves selon le (les) produits et la manière de le (les) consommer.
Le premier problème relève de l’urgence de santé publique, le deuxième est un travail thérapeutique et social pouvant s’inscrire sur du moyen ou long terme La dimension préventive du VIH est donc à prioriser par rapport à celle de l’arrêt de la drogue : c’est là où se situe à mon avis cette contradiction, cependant, il ne faut pas négliger non plus le fait que la réduction des risques d’infection chez les usagers passe aussi par la gestion de la consommation des produits.
Je conclurai en disant qu’à ce jour l’extension de l’épidémie liée à l’usage de drogues par voie injectable reste un problème prioritaire de santé publique et les réponses à apporter sont urgentes à mettre en place .
ASUD : Que pensez-vous de l’auto-support comme approche en matière de réduction des risques de prévention du SIDA chez les usagers de drogues?Que pensez-vous de la création du groupe ASUD. Est-ce un partenaire souhaitable,crédible?
Par ailleurs; Quel type de concertation pourrait être envisageable entre le Ministère de la Santé et les usagers de drogues? Par le groupe ASUD? plus concrètement, existe-t-il des possibilités de partenariat entre ASUD et le Ministère de la Santé?
A. SERFATY : Je regrouperai ma réponse à toutes ces questions : je pense tout d’abord que la création d’un groupe d’auto-support des usagers de drogues, dans le cadre de la prévention de l’infection par le V I H chez les usagers de drogues, est un événement important en France. Plusieurs actions de prévention du SIDA chez les U-D avaient déjà intégré et fait participer des ex-usagers de drogues (AFLS).
L’organisation d’un groupe d’usagers ou d’ex-usagers de drogues est nécessaire pour servir de relais de prévention de l’infection par le VIH auprès des usagers.
Il est encore trop tôt pour définir la manière dont le ministère chargé de la santé et ASUD vont travailler ensemble, néanmoins, un champ commun de travail pourrait être envisageable à plusieurs niveaux: consultatif sur la faisabilité de certaines actions de prévention, d’observation sur des situations extrêmes qui échappent à toute approche de prévention, de conseil sur de nouveaux modèles d’actions. De toute façon ,l’existence d’ASUD sera pris en compte. Si en considérant qu’ un des objectifs de la prévention est d’accompagner les usagers pour qu’il deviennent promoteurs de leur propre santé : responsabilité individuelle et envers autrui, implication des intéressés (pairs) et accès aux moyens de prévention sont des approches à prendre en compte.
Par ailleurs,il faut préciser qu’ASUD sera d’autant plus légitimé dans le domaine de la prévention, que ses membres iront se documenter sur le SIDA. S’inscriront dans un réseau de partenaires français, bénéficieront des acquis des expériences françaises et étrangères et pourront repérer les limites de leur champ d’intervention.
ASUD : Nous pensons que l’échange des seringues par les usagers de drogues serait plus efficace. La législation semble bloquer une telle expérience. Faut-il développer l’échange de seringues ? par qui? L’évolution vers l’échange de seringues par les usagers et ex-usagers est-elle envisageable? Si oui, que pensez-vous faire dans ce domaine?
A. SERPATY : Les programmes de prévention de l’infection par le VIH avec échange de seringues apparaissent nécessaires pour accompagner les usagers de drogues à accéder à une information-conseil personnalisée autour des risques de contamination par le VIH ainsi qu’aux moyens de prévention, en particulier les seringues propres, les tampons alcoolisés,les préservatifs de plus, ces programmes interviennent aussi à un niveau plus large sur la maîtrise des risques : ceux des accidents de piqûres accidentelles avec des aiguilles usagers abandonnées sur la voie publique.
Il n’est pas souhaitable de dire que la législation bloque de telles expériences. Actuellement en France des projets sont en court de réalisation : un travail préalable avec les forces de police localement, avec les élus a permis le plus souvent l’obtention d’une neutralité bienveillante autour de ces programmes.
Ces programmes méritent d’être développés dans les zones les plus à risque de toxicomanie Depuis la remise du rapport d’évaluation des trois programmes expérimentaux, la division SIDA de la direction générale de la santé, en collaboration avec le bureau toxicomanie/alcoolisme/tabagisme de la DGS, la direction de l’action sociale et l’AFLS, a mis en place un groupe de travail relatif à l’extension des programmes de prévention avec échange de seringues. En avril 1992, un courrier a été adressée à toute les directions départementales des affaires sanitaires et sociales pour développer ces actions dans les départements…