La vie avec modération… C’est le mot d’ordre. « D’ordre moral » s’entend, celui mac mahonesque/ mac malhonnête de 1875, bien vivace en 2013, c’est dire le « progrès » ! Hygiénisme schizo à tous les étages, je vous apprends rien.
Rien n’échappe à la sagacité prudente des civilisés prêts à nous concocter la société policée – c’est-à-dire à peau lisse policière – à l’intérieur de laquelle nous sommes en train de nous piéger nous-mêmes. L’espace public devient un champ morcelé, aseptisé, sous contrôle et totalement codifié. Nous v’là beaux, corsetés, ligotés, ficelés puis noyés sous des déluges de réglementations. Comme si à chaque comportement devait correspondre une règle et inversement. En Belgique, le parlement vient de voter une loi sanctionnant la moindre injure proférée sur la voie publique. Toute algarade est désormais passible d’une amende. Engueuler son voisin ou jurer comme un charretier relèvent de comportements délictueux. Le genre d’incivilités tombant maintenant sous le coup de la loi ! À la réprobation simple se substitue une sanction légale. Progrès DémocratiKKK ?!
La télé n’est pas l’innocent reflet de ce nouvel ordre. Au cœur du système débilitant, elle en constitue l’un des plus puissants relais. Quelques exemples pas simplement anecdotiques : Fort Boyard, cet été. Au cours du jeu, un candidat se laisse aller à vanter les mérites du rhum antillais. L’animateur ne remarque pas sur le coup. Qu’à cela ne teigne : au montage, on bidouille le son et l’image pour lui faire balbutier à l’insu de son plein gré l’inévitable sentence « l’alcool avec modération, bien sûr ». Éducation subliminable post‑synchronisée !
Autre exemple : pendant la retransmission du tour de France, un journaliste est courtoisement invité par un directeur de course à suivre l’épreuve depuis sa voiture. Au volant, ce dernier se cale au ralenti dans la roue de son champion parti à l’assaut d’un dernier col. Mais voilà, la ceinture de sécurité du directeur n’est pas bouclée !
Ce qui n’échappe pas à l’œil traqueux traqueur du speaker plateau de France 2 exigeant de son confrère embarqué qu’il fasse le nécessaire auprès du contrevenant. Mais, trop occupé par la stratégie de course, le bonhomme semble peu disposé à s’exécuter dans la seconde. Convaincu d’agir en type responsable, le speaker décide donc de reprendre l’antenne au nom de tout un tas de sacro saints principes bien citoyens qu’il nous assène comme s’il s’agissait des Tables de la Loi. Pour finir, on aura même droit à une leçon de sécu routière. Le parfait cador citoyen, chien fidèle, obéissant à la voix de son maître.
Oui, on en est là ! Dernier exemple, tiré lui d’une émission populaire de bricolage sur M6 : la séquence d’exposition montre une famille lors du dîner. Le mouflet se plaint à sa mère : « J’aime pas le poisson. » Argh ! La vilaine tâche ! Toute petite certes mais tâche d’huile ! Elle n’échappe pas à la vigilance des cleaners fanatiques. Cependant, l’époque de l’ORTF et de la censure est révolue. Non, de nos jours on fait dans la pédagogie, on éduque à tour de bras : un bandeau en incrustation en bas d’écran vient donc nous rappeler tout au long de la séquence du dîner, les vertus d’une alimentation saine sur la santé.
Au fond, la censure avait quelque chose de plus frontal. Elle escamotait, expurgeait, mais là, on s’immisce carrément à l’intérieur de nos esprits pour y semer la pensée juste. Messieurs les sangsues, bonsoir !
C’est que la vie est sacrément mortelle, s’agirait d’y aller mollo mollo ! Tant pis si tout s’étrécit : décor, libertés, consciences. Nos cœurs aussi, rongés par un hygiénisme venimeux… Je suis partout… Totalitaire ! Tentaculaire. Une hydre à milles têtes : les nôtres, de têtes ! Sur le billot, offertes en pâture à Mamon.
L’invention du père Guillotin, l’hydre s’en fout pas mal : repousse instantanée des membres amputés. Les bras, eux, m’en tombent… D’autres que moi les ont déjà baissés. C’est surprenant tout de même cette apathie… pas une ruade, dans les brancards ou ailleurs. Pas le moindre sourcillement d’épaule, ni une objection, dalle, rien, nada… Mutiques. Résignés. L’échine courbe, on se con-forme… Et en signe d’allégeance, on va poser soi-même sa tête sur le billot, et avec le sourire encore. Sourire qui se fige sur la boule de visage roulant au sol après que la lame l’ait séparée du corps. Même les canards se rebiffent lorsqu’on les étête et reviennent voler dans les plumes de leur bourreau, le cou giclant à gros bouillon. C’est dire !
Aux larmes citoyens !
La suite de ce texte a été publié dans ASUD journal N°56 : Extension du domaine de la défaite #2