« Au-delà du récréatif », nous dit Tim Madesclaire. C’est bien de cela qu’il s’agit quand on entend parler du slam et des slameurs, de la radicalité du slam,mais aussi de son érotisme. En l’espace de quelques années, cette pratique déviante à la fois du mainstream gay et tox est venue réinterroger les deux mondes, au point d’être peut-être parfois assourdissante.
La principale caractéristique du slam est d’être une pratique érotique: c’est un
mode d’injection qui se déroule pendant une relation sexuelle, qui constitue par lui-même
un geste érotisé. L’organisation de l’espace, le rôle des participants, la disposition du petit matériel, la préparation du produit et même le chargement des seringues font office de préliminaires, le moment de l’injection étant celui de l’excitation maximale. Dans la mesure où la montée intervient dans la continuité de l’injection, l’objectif est de faire coïncider l’effet du produit avec l’effet du désir : c’est la conjonction des deux qui est en jeu. Le terme slam, signifie « claque » en anglais, il évoque un impact brutal, qui correspond à la rapidité et à la force de l’effet du produit quand il est injecté. Le fait qu’un terme spécifique soit apparu dans ce contexte marque sa distance avec les autres pratiques d’injection. Le slam est une pratique gay. Elle s’inscrit dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le chemsex, c’est- à-dire l’usage de produits incorporé aux pratiques sexuelles, bien au-delà de l’augmentation du plaisir. C’est cela qui différencie le chemsex du simple « usage festif », « récréatif »ou quotidien – même si les modes d’usages peuvent évidemment se combiner. Dans ce contexte, le slam se différencie des autres usages, non seulement par l’engagement qu’il réclame, mais aussi par ses représentations.
Les spécificités de l’injection slam.
Seuls les produits stimulants sont utilisés dans les plans slam. Ils sont appréciés car ils provoquent
des montées courtes et puissantes, maintenant ensuite l’excitation à un niveau élevé. En France, une famille de stimulants, celle des cathinones, est principalement consommée. Partout ailleurs, c’est plutôt la méthamphétamine (« crystal » ou « tina ») qui est utilisée. Trois raisons à cela. La première réside dans le prix élevé et la rareté du crystal, qui restent dissuasifs: il y a peu de filières de deal et le gramme se négocie entre 200 et 250 €. Un gramme permet de faire entre 4 et 6 slams, assez pour prolonger des effets sur plusieurs jours, à condition de bien gérer la consommation. La deuxième est plus triviale: l’achat de cathinones se fait principalement en ligne, c’est-à-dire en échappant à un réseau de deal classique, ce qui rassure une clientèle dont une bonne partie n’a jamais consommé d’autres produits et qui, en dehors de la sexualité, reste souvent conventionnelle. La troisième raison tient enfin aux caractéristiques des cathinones, dont la montée puis les effets sont plus doux, moins déstabilisants que ceux de la méthamphétamine. Non seulement en raison du produit en tant que tel, mais aussi parce qu’il est moins aisé d’en augmenter la dose en injection: les cathinones sont plus volumineuses et épaisses que la méthamphétamine – donc plus difficiles, voire impossibles, à injecter au-delà d’une certaine quantité. La cocaïne est aussi utilisée, mais plus rarement, à cause de la mauvaise réputation de sa qualité et de la brièveté de la montée. Une sorte de sélection naturelle des cathinones s’est opérée au fil des années en faveur de deux molécules (la 4-MEC et la 3-MMC), dans un panel pourtant en constante expansion: elles sont considérées comme les plus équilibrées entre sensations fortes et facilité d’usage, au moins dans les représentations des usagers.
Des risques multipliés
Ce choix des cathinones a cependant une conséquence compliquée: la multiplication des injections, dans une situation de fusion corporelle. En contexte sexuel, l’injection est immédiatement suivie d’un contact physique intime. Quelles que soient les mesures de réduction
des risques adoptées pendant l’injection, les risques de contact direct entre le sang des partenaires sont considérablement augmentés, d’autant plus que les slams sont multipliés: même désinfectés, les points d’injection restent des points de passage, notamment pour le VIH et le VHC. Les usagers rapportent souvent des dizaines d’injections à des intervalles courts (entre une demi-heure et une heure) sur des durées longues, parfois plusieurs jours. Cette multiplication liée à la
brièveté du rush est encore amplifiée par l’association au plaisir sexuel qui y est attaché avec le partenaire: c’est le moment de la fusion émotionnelle et physique. Avant cela, la ritualisation des gestes et les rôles attribués aux partenaires induisent des pratiques peu compatibles avec la réduction des risques, comme le fait qu’une personne procède aux injections sur les autres participants, que les injections se déroulent au même endroit que les relations sexuelles, le tout entraînant un désordre entre ce qui a été utilisé par les uns et par les autres.
Du coup, la consommation de matériel est exponentielle, avec des besoins en seringues et en
petit matériel qui atteignent des dizaines d’unités. Ce qui complique l’approvisionnement – toutes les pharmacies ne peuvent pas délivrer autant de Stéribox® d’un coup, pas plus que les distributeurs – mais aussi la sécurisation des lieux, où sont imbriquées et les pratiques d’injection et les relations sexuelles (contrairement aux préconisations qui invitent à bien les séparer). L’élimination des déchets et du matériel utilisé est également compliquée par leur profusion et les risques d’accidents sont ainsi multipliés, plus encore quand le matériel vient à manquer avant le produit: la tentation de réutiliser des seringues est forte! La multiplication des prises provoque une usure rapide des points d’injection, d’autant plus facilement qu’elles se déroulent sur des temps courts, dans des conditions de conscience et d’attention très altérées.
Une pratique entre rejet et fascination
Au sein même des gays qui pratiquent le chemsex, le slam fait office de limite à ne pas
transgresser. Il est souvent présenté (toujours dans les récits des usagers) comme une étape ultime des usages sexuels de produits, à la fois redouté et anticipé. En ce sens, il reprend parfois les mêmes représentations que la séropositivité autrefois: quelque chose que l’on voudra éviter à tout prix, mais qui semble pourtant inéluctable. C’est que le slam, à l’instar du chemsex, est apparu à un moment particulier, quand les comportements sexuels s’adaptent à de nouvelles pratiques
de prévention contre le VIH et les IST, avec la mise en place des stratégies de protection par les traitements: les séropositifs traités et bien suivis ne sont plus contaminants, les séronégatifs peuvent éviter d’être contaminés en utilisant la PrEP, qui associe la prise d’un médicament et un suivi médical serré. Dans ce contexte de médicalisation de la prévention, les comportements à risques sont perçus différemment: le bareback (la non-utilisation du préservatif) est de moins en moins perçu comme un comportement problématique, c’est le chemsex qui le remplace, le slam en étant la manifestation la plus radicale. Il s’inscrit aussi à la suite d’une évolution de la condition des gays, au cœur d’une injonction contradictoire: d’un côté, une normalisation de l’homosexualité avec l’ouverture au mariage et une plus grande visibilité, de l’autre, une injonction à la différence, qui se traduit par une résurgence forte de l’homophobie. Des traces de cette contradiction apparaissent fréquemment dans les différentes études qui se succèdent, à travers de récits qui mélangent intimité facilitée par les produits et fantasmes sexuels souvent extrêmes, recherche effrénée de partenaires et solitude, conformisme de la vie ordinaire et marginalité de la vie affective. Le chemsex peut ainsi être compris comme une sorte de communauté impossible, inacceptable auprès des autres et hors de portée pour les participants. Le fait qu’il se pratique le plus souvent au domicile des participants et non dans des lieux publics renforce encore la séparation avec la communauté gay et, plus largement, avec les réseaux de sociabilité classiques – en même temps que le lien avec les offres de soutien ou d’autosupport est plus difficile à établir.
Tim Madesclaire