Mr le Professeur, cher Michel,
Je m’associe sans restriction en mon nom personnel et au titre d’ASUD à toutes les réserves formulées par l’Association Française de Réduction des risques (AFR). En conséquence, je ne souhaite pas figurer sur la liste de signataires du rapport sur l’évaluation des dommages liés aux addictions et les stratégies validées de réduction de ces dommages.
Je me souviens avoir fait part, au mois d’avril, de mon étonnement de ne pas être sollicité pour aider à l’écriture du chapitre sur l’auto support en matière d’héroïne ou même de cocaïne. ASUD existe depuis 20 ans sur ce créneau, nous avons littéralement inventé le concept pour la France. A l’époque où l’addictologie était encore balbutiante, nous avons organisé la première rencontre internationale des groupes d’auto support dans le cadre de la VIIIe conférence de réduction de risques à Paris (1997), une manifestation baptisée « je suis un drogué ! » (I’m a drug user).
Quelques années plus tard, en 2004, nous avons été sollicités dans le comité d’organisation de la conférence de consensus sur les TSO. Là aussi, cette initiative a débouché sur un beau rassemblement appelé Etats Généraux des Usagers de la Substitution (EGUS). ASUD est aujourd’hui la seule association d’usagers du système de soins agrée par l’Etat dans le domaine des addictions, et moi-même, fort de cet expérience, je siège à la commission des stupéfiants, ce qui constitue au moins une curiosité au niveau international.
Malgré tous ces beaux titres de gloire, le comité d’organisation n’a pas souhaité nous associer autrement que dans une vague mission de seconde lecture, mission que j’ai, du reste, beaucoup de mal à cerner malgré de nombreux échanges de mails.
Tout cela, cher Michel, n’augure pas vraiment d’une très grande considération portée à la parole, des usagers, des patients, des toxicomanes, bref de ceux qui font l’objet de ce rapport pour ce qui concerne les substances illicites. J’ai hélas une certaine expérience de cet écart récurrent entre les mots et les actes dès lors qu’il s’agit du point de vue des drogués, et la manière dont ce document a été élaboré déclenche un certain nombre de signaux défavorables. ASUD ne prétend pas incarner l’ensemble des personnes concernées par l’usage, mais je crois qu’il est utile pour un pays de faire valoir ses points forts. Or il se trouve que sur le terrain de l’auto support des usagers de drogues, la France n’est pas à la traîne. Je crois pouvoir associer mes camarades d’ASUD Nîmes, Marseille, Orléans, Evreux et Nantes pour déclarer que, si nous ne représentons pas la voix de tous les usagers, au moins avons-nous depuis toujours la volonté citoyenne d’affirmer haut et fort notre condition de consommateurs ou d’ex-consommateurs de drogues illicites impliqués dans une action associative.
Mais au-delà de ces considérations de forme, c’est bien l’impossibilité de débattre avec les rédacteurs du rapport que je dénonce.
Le point de divergence majeur porte sur le fameux glissement sémantique de réduction des risques à réduction des dommages. Par cette altération du vocable usuel, vous tuez ce qui fait le principe même de l’existence d’ASUD. Contrairement aux dommages, le risque renvoie à une vision dynamique de la personne qui est appréhendée comme sujet apte à évaluer rationnellement un danger potentiel, et non comme un objet de soins. Cette définition est évidente dans l’acte fondateur et emblématique de la réduction des risques : mettre à disposition une seringue stérile ne réduit pas un dommage qui reste hypothétique, mais donne la possibilité de réduire un risque majeur. Et c’est l’usager qui choisit de s’emparer de l’outil, de la connaissance, de l’information. Tabler qu’en matière de drogues n’existent que des dommages, où même que l’intervention sociale doit se limiter à cet espace, indique une méconnaissance grave de l’univers de drogues. C’est un pas vers la professionnalisation totale d’une politique qui a comme unique ambition de responsabiliser les véritables acteurs du problème, les usagers de drogues. Or la réduction des dommages reste cantonnée au soin ce qui ne change pas fondamentalement de l’approche traditionnelle basée autrefois sur le sevrage et aujourd’hui axée sur la prescription de médicaments.
Cette altération me choque d’autant plus que je me souviens avoir insisté dans un éditorial d’ASUD journal (N°50) sur la nécessité de privilégier les deux premiers membres d’un triptyque que tu connais bien : usage, abus et dépendance. Communiquer vers les usages et les abus, et non pas systématiquement sur la dépendance, suppose d’intégrer cette notion de risque pour convaincre tes interlocuteurs, les drogués, les patients, les tox., les usagers. L’usage et l’abus sont des pratiques à risques mais certainement pas dommageables du point de vue des principaux intéressés.
Cette notion est particulièrement opérante pour la communication en direction des usagers de cannabis. Dans ce rapport, les dangers du cannabis sont essentiellement orientés autour de la prévention primaire auprès des jeunes en insistant sur les aspects pathologiques de ces consommations. C’est une approche qui fait fi de tous ce que les consommateurs trouvent comme bénéfice dans cette substance devenue aujourd’hui un objet de consommation de masse et ce, malgré son caractère illicite. Rien de nouveau sous le soleil. Des discours alarmistes sur le cannabis s’enchaînent année après année, et le niveau des consommations monte. Cela fait quarante ans que l’on se conforme à cette approche induite par le cadre légal et cela fait quarante ans que la police et la justice sont les principaux interlocuteurs des usagers de cannabis (160 000 ILS en 2011).
Tout cela nous aurions pu en débattre, nous aurions pu confronter avec vous 20 années de militantisme pour la réduction des risques et la citoyenneté des usagers, nous aurions pu échanger à propos de la criminalité dans les banlieues qui est un sujet d’actualité traité en ce moment par ASUD et l’AFR. Nous aurions pu vous faire partager nos expériences d’usagers, notre connaissance des produits et du système de soin. Dommage.
Pour terminer je vais donc citer à nouveau cet éditorial qui marque toute la différence conceptuelle qui existe entre les risques et les dommages… Et, dans ce débat, les idéologues sont partagés équitablement entre les deux camps.
…Le choix de la dépendance est en train d’étouffer ce droit à l’usage pourtant implicite dans l’énoncé du triptyque parquetto-reynaldiste. Contrairement à ce que croient les autorités, rassurées par le caractère scientifique de l’addictologie, c’est l’usage qui est au cœur du « problème de la drogue ». C’est l’usage qui génère des centaines de millions d’euros de profits mafieux, pas la dépendance, ni même l’abus. C’est l’usage qui intéresse les jeunes consommateurs et rend le discours classique de prévention totalement inopérant, justement parce qu’il ne parle que de dépendance…
(extrait du n° 50 d’Asud Journal – éditorial)
Amicalement