« Qui c’est Olievenstein ? », interroge un internaute du forum d’Asud, qui ajoute : « son livre, Il n’y a pas de drogués heureux, j’ai pas trop envie de le lire, j’aime pas le titre. » Cet article s’adresse à lui, mais pas seulement.
Olievenstein s’est opposé bec et ongle à la réduction des risques et pourtant, « le psy des toxicos », « Olive » pour les intimes, a longtemps été le protecteur officiel des toxicomanes, s’élevant aussi bien contre la répression que contre « la médicalisation ». C’est d’ailleurs là où le bât blesse, où nous avons besoin de comprendre notre propre histoire. Des générations d’usagers se sont succédé à Marmottan, le centre de cure qu’il a créé, et nombreux ont été ceux qui ont vu en lui un allié, y compris dans la réduction des risques.
Ami ou ennemi ?
Alors, ami ou ennemi ? L’ambiguïté est inscrite dans l’ancien sous-titre d’Asud-Journal, « Le journal des drogués heureux ». Si Asud refusait d’endosser le rôle de victime de la drogue, c’était sans agressivité contre la personne, presque un clin d’œil. Chacun savait qu’Olive aimait la provoc. D’ailleurs, des drogués heureux, il y en a dans ce livre culte de 1977, même si leur histoire s’est souvent mal terminée. Olievenstein y raconte comment, jeune psychiatre à l’hôpital de Villejuif, il rencontre cette première génération de jeunes drogués, comment il tente de les protéger contre l’institution, comment pour comprendre leur voyage, il est allé jusqu’à San Francisco aux plus belles heures du mouvement psychédélique. Ces jeunes ne sont pas des malades, ils ne sont pas suicidaires, ils veulent être libres, ils se servent des drogues pour échapper à la morale puritaine, conventionnelle et hypocrite de leurs parents. Olievenstein lui-même était trop pessimiste pour partager l’utopie « peace and love » des hippies, mais il a compris ce qui les animait. Pendant les trente années de son règne, il a assumé un rôle de passeur entre ces jeunes contestataires et le monde des adultes, il est devenu leur porte-parole. Il était persuadé que ces jeunes s’affrontaient à des pouvoirs qui pouvaient les détruire, pouvoirs des flics et des juges, pouvoirs des institutions qui, à l’hôpital psychiatrique, pouvaient en faire des chroniques à vie. Olievenstein a voulu faire de Marmottan un refuge au service de ceux qui demandaient de l’aide, et seulement ceux-là.
La liberté de choix
En 1971, la loi qui venait d’être votée prévoit un dispositif de soin, mais le Dr Olievenstein refuse que Marmottan serve d’alternative à l’incarcération. S’il accepte la direction de ce premier centre de cure, c’est pour que les jeunes en pleine dérive ne soient pas enfermés en psychiatrie. Restait une question : quel soin devait-on leur proposer ? La réponse, il avait été la chercher sur les quais de la Seine, là où se réunissaient les hippies et les freaks. Sa démarche s’inspire des Free Clinics californiennes, qui, avec des volontaires appartenant au mouvement hippie, répondaient à l’urgence dans les concerts : petits bobos, information sur la contraception et les maladies vénériennes, accompagnement de ceux qui avaient fait un bad trip. Ceux qui demandaient de l’aide étaient allés trop loin, ils avaient perdu leurs repères, bref un moment de flip. L’accompagnement, fondé sur la relation de personne à personne, devait les aider à retomber sur leurs pieds. Cette conception du soin, héritée des Free Clinics, l’a conduit à recruter des accueillants qui avaient l’expérience du « monde de la drogue ». À Marmottan, on savait de quoi on parlait. Ces accueillants, qui, dans l’institution, deviennent des ex-toxicomanes, étaient les garants d’une alliance thérapeutique fondée sur la liberté de choix : choisir librement sa façon de vivre, et même choisir de consommer ou non des drogues – après la cure, bien sûr. Mais encore une fois, le médecin donnait une liberté que ne donnait pas la loi.
Ambigu sur la loi
Quelle a été la position d’Olievenstein sur la loi de 1970 ? Dans l’article du Monde écrit à sa mort, la psychanalyste Élisabeth Roudinesco affirme qu’il était « opposé autant à la dépénalisation, qui favorisait la jouissance autodestructive des toxicomanes qu’à une politique répressive ». La jouissance autodestructive ? Je ne sais pas le discours qu’il lui a tenu. Il a su parler à chacun le langage qu’il peut entendre, parlant de la souffrance du toxicomane aux parents et du plaisir à ceux qui en avaient l’expérience. Sur la loi, il a longtemps été ambigu, mais il rompt le silence en 1986 dans un article du Monde : « J’aurais dû m’engager davantage pour la dépénalisation de l’usage du cannabis. Je n’ai pas assez insisté sur la différence entre les drogues et sur le fait qu’il n’y a pratiquement aucun rapport entre un usager occasionnel et un toxicomane. J’ai trop accepté qu’on parle de drogue en général sans jamais citer l’alcool, le tabac ou l’abus de médicaments. » 1986, c’est l’année où le ministre de la Justice Chalandon veut appliquer la loi de 1970 à la lettre : les toxicomanes doivent être punis ou soignés dans des services fermés en psychiatrie. Ce faisant, il rompt le contrat implicite entre justice et médecine à l’origine de la loi : il ne devait pas y avoir de traitements obligatoires. Olievenstein avait fait partie des experts médicaux consultés sur la future loi. La pénalisation avait été exigée par Marcellin, ministre de l’Intérieur. Deux ans après 68, l’État doit rassurer l’opinion en se montrant ferme défenseur de l’ordre social ébranlé par les contestataires. La santé publique, officiellement invoquée, n’est qu’un prétexte et les médecins le savent. Ils étaient persuadés que la répression n’était pas la bonne réponse pour ces jeunes en pleine dérive. Ils finissent par s’y résoudre parce qu’ils avaient obtenu une garantie : la demande de soin sera volontaire. Grâce à l’anonymat, la Justice n’aura pas les moyens de contrôler les traitements.
« La parole du toxicomane »
La hantise d’Olievenstein, c’est l’imposition de traitements qui n’ont pas de justification médicale, comme les médecins l’ont fait pour l’homosexualité, la masturbation ou l’opposition politique. La médecine ne devait pas être au service de la justice. Lorsqu’il prend la direction de Marmottan, le Dr Olievenstein met en place un dispositif qui doit garantir la liberté du toxicomane. Il veille à ce que tous les soignants français, le plus souvent formés par lui, se réclament d’une même éthique de soin et refusent les traitements coercitifs, des communautés thérapeutiques à la médicalisation. Le toxicomane n’étant pas un malade, il n’y a pas justification médicale à la méthadone. Dans les programmes américains, sa fonction est de contrôler au quotidien les toxicomanes, avec analyse d’urine, en les enchaînant à un produit qui ne donne même pas de plaisir ! Il faut se rappeler que les héroïnomanes sont peu nombreux pendant les années 70. On sait finalement très peu de choses sur la dépendance à l’héroïne. Dans le système de soin, personne ne s’intéresse aux travaux des neurobiologiques auxquels on oppose « la parole du toxicomane » : il faut, disait-on, « entendre la souffrance du toxicomane », et non pas l’écraser avec un médicament. Cette position fait consensus dans la société française avec, d’un côté les partisans de la répression, de l’autre ceux qui se réclament des droits de l’Homme. Ce consensus est une des raisons de l’immobilisme français dans la lutte contre le sida pour les injecteurs, en retard de 7 à 8 ans sur la Grande-Bretagne.
Pas un ennemi a priori
L’éthique de soin est irréprochable. Aussi, les premières initiatives ont presque toutes sollicité le soutien d’Olievenstein, AIDES dès 1986, Médecins du monde dès 1988, et bien d’autres ensuite. Les Asudiens ne l’ont pas fait, mais que pouvaient-ils lui demander ? A priori, il n’était pas un ennemi, mais les Asudiens ne voulaient pas de porte-parole, ils voulaient parler en leur nom propre. De plus, s’ils refusaient la médicalisation, la prescription d’opiacés était une des premières revendications. La discussion ne pouvait manquer d’être confuse. Elle l’a d’ailleurs été avec tous ceux qui l’ont sollicité. Sur la méthadone, il a résisté jusqu’au bout, mais l’argumentaire change avec les interlocuteurs. Dans Le Figaro, il dénonce « la méthadone en désespoir de cause » mais propose, dans un entretien, de mettre la méthadone en vente dans les bureaux de tabac, une proposition parfaitement irréaliste mais qui lui attire la sympathie des antiprohibitionnistes. Dans Le Monde, il se déclare pour « une prescription médicale au cas pour cas ». La position semble modérée pour ceux qui ne connaissent pas la réalité de terrain mais jusqu’en 1995, la prescription d’un opiacé était illégale, et les médecins risquaient une interdiction d’exercer.
Le choix des usagers
Je connaissais ce que vivaient les usagers. C’est en confrontant les principes et les réalités de terrain que peu à peu, j’ai pris mes distances avec Olievenstein. Je n’ai jamais été proche, je me méfiais du gourou, mais j’étais longtemps été d’accord avec l’essentiel de ses thèses. Si j’ai participé à l’expérimentation d’un premier programme méthadone en 1990 au Centre Pierre Nicole, c’est que je savais par expérience qu’utiliser des produits en substitution à l’héroïne pouvait calmer le jeu. Le Néo-Codion® pouvait faire l’affaire à condition de ne pas être trop dépendant. J’ai changé d’opinion sur le traitement en voyant à quel point les usagers stabilisés par la méthadone allaient mieux que ceux qui faisaient des cures à répétition. Alors, pourquoi pas la méthadone ? La méthadone comme les communautés thérapeutiques, les cures de sevrage, et même la cure psychanalyse, sont des outils qui peuvent être ou non répressifs, selon la manière dont on s’en sert. Bien sûr, chacun peut avoir son opinion sur les méthodes, mais les premiers concernés sont les usagers. Le choix doit leur appartenir. Le problème en France, ce n’est pas qu’Olievenstein ait eu telle ou telle opinion, c’est qu’il a rendu impossible toute autre approche que la sienne.
La menace du tout-abstinence
Ce qui a fait la force d’Olievenstein, c’est l’alliance qu’il a nouée avec la génération des hippies. Ce qui a fait sa faiblesse, c‘est que cette alliance n’a pas été renouvelée avec les générations suivantes. Olievenstein a aimé les hippies « beaux comme des Dieux », « qui avaient un idéal », il trouvait les punks ou les loubards des années 80 beaucoup moins fascinants. Progressivement, le système de soin s’est rigidifié, mais les soignants sont restés persuadés de l’alliance thérapeutique, qui avait été nouée 20 ans plus tôt : leurs patients ne disaient-ils pas qu’« il ne servait à rien de remplacer une drogue par une autre » ? Les soignants ont été piégés par leurs certitudes qui se sont cristallisées dans des logiques institutionnelles et les conséquences en ont été meurtrières. Les mêmes erreurs risquent fort de se répéter aujourd’hui. Dénonçant le tout-substitution, Olievenstein n’avait pas conscience d’imposer le tout-abstinence, avec en parallèle une augmentation de la répression. Depuis 1995, la substitution, devenue légale, l’a emporté. L’alliance entre les usagers d’héroïne et les médecins a sauvé bien des vies mais en 1995, la génération techno avait déjà pris la relève, avec des polyusages festifs, dominés par les stimulants. Un fossé n’a pas manqué de se creuser entre des médecins, persuadés de détenir la vérité scientifique de la dépendance, et des usagers qui ne se vivent pas comme des malades. C’était il y a plus de dix ans déjà. Que se passe-t-il du côté des plus jeunes ? Quels problèmes se posent à eux ? Répression, logique institutionnelle et ignorance de ce que vivaient ceux qui consomment des drogues, voilà l’origine de la catastrophe des années 80. Voilà qui est aussi étrangement actuel ! Une bascule vers un tout-abstinence menace. Souvenons-nous de la double face d’Olievenstein, celui qui a su nouer une alliance avec une génération d’usagers, et celui qui, parlant à leur place, n’a pas pu renouveler l’alliance. Peut-être pourrons-nous ainsi arrêter le balancier qui ne cesse d’aller et venir entre malade et délinquant !