De toute évidence, la recherche de plaisir est une des motivations principales à expérimenter l’usage de drogues et à y persévérer. Or, dans la grande majorité des «discours sérieux» sur la drogue, c’est à dire ceux qui ont pour ambition d’approcher la vérité ou les faits objectifs (discours politiques, scientifiques, journalistiques), le plaisir est relégué comme un point tout à fait anecdotique, qu’on mentionne timidement au passage, quand il n’est pas totalement occulté. Seule l’invocation des mécanismes neurobiologiques en jeu, le couple dopamine-sérotonine, semble avoir un vernis scientifique suffisant pour qu’on puisse l’évoquer sans passer pour un rigolo (un drogué). Alors même que le plaisir semble constituer une dimension essentielle de l’usage de drogues, neurobiologie à l’appui, il est frappant de constater que cette idée se fait très discrète dans les écrits scientifiques sur le sujet, dans les médias généralistes lorsqu’ils abordent la question, ainsi que dans les discours de prévention ou du débat politique.
Pour qu’un discours sur les drogues apparaisse comme légitime et digne de confiance, il doit plutôt donner la part belle à la souffrance et à la maladie : c’est ce que le sociologue Stephen Mugford décrit comme « le paradigme de la pathologie ». La drogue est avant tout considérée comme la cause avérée ou potentielle, d’une multitude de souffrances : en premier lieu, la dépendance, qui est souvent pensé comme indissociable de l’usage de drogues. Mais également les maladies infectieuses transmises par certains modes de consommation, en passant par les effets indésirables et les nombreuses souffrances psychiques dont tous les usagers de drogues seraient la proie. Ainsi cet accent mis sur la souffrance relègue le plaisir à une question marginale : dans toutes les sources d’informations considérées comme sérieuses, par opposition aux savoirs expérientiels, subjectifs développés par les usagers, il en très peu question. Pourquoi ?
Un tabou?
D’aucuns diront que le cadre légal répressif ainsi que les normes sociales et morales qui réprouvent l’usage de drogues ont étouffé la question du plaisir. On comprend aisément pourquoi en se penchant par exemple sur la rhétorique des opposants aux salles de shoot : si l’usage de stupéfiants, de par son caractère délictueux, est assimilable au viol et au crime, alors il est absolument immoral de parler du plaisir qu’on pourrait éventuellement en tirer. Quand bien même l’usage de drogue ne ferait pas directement de tort à autrui, la simple évocation de ce plaisir est absolument écœurante, puisque c’est contre les lois et à l’ encontre des règles morales établies que ce plaisir est tiré. « Monsieur, le juge, je cherchais simplement à me faire plaisir » : on comprend aisément que dans un tel contexte, l’argument ne soit pas convaincant. Et pourtant, on peut penser que chaque être humain pourrait y être sensible, n’est-ce pas légitime de vouloir se faire plaisir ? Pas au détriment de la société, des valeurs qu’on édicte comme nécessaires à son bon fonctionnement. Notre héritage judéo-chrétien, qui culpabilise l’envie et le plaisir, joue certainement sa part. Même s’il a bon dos, on ne peut pas lui faire porter entièrement la faute : dans toutes les sociétés, il y a des plaisirs autorisés et d’autres interdits.
Un insaisissable ?
Au-delà de la question des usages de drogues illicites, le plaisir quel que soit son objet, résiste à l’analyse, au discours rationnel parce qu’il est difficile à mettre en mots, à saisir à un autre niveau que celui de la sensation, du pur ressenti. Ainsi, en philosophie, il n’a jamais été un objet d’étude privilégié car il ne se laisse pas facilement appréhender. C’est une expérience intérieure, entre soi et soi-même, dans laquelle la conscience ne se distingue pas de son objet : le rapport que l’on a au plaisir est forcément subjectif, alors comment prétendre en parler objectivement? Décrire une expérience individuelle de plaisir s’avère déjà difficile, parce nous partageons peu de références collectives pour le qualifier, le définir. D’où cette difficulté à l’expliquer, ou même tout simplement à le décrire. Comment communiquer à d’autres l’effet que nous procure, personnellement, un produit ? Les descriptions qui tentent d’être rationnelles et compréhensibles par tous sont souvent succinctes, pauvres en vocabulaire, et reposent toujours sur les mêmes analogies : orgasme, nourriture… Tandis que si l’on souhaite être plus précis, on n’a d’autre choix que d’entrer dans un récit subjectif et très imagé, comme en témoigne cet extrait d’Heroin Users de Tam Stewart (1996), que j’ai tenté de traduire:
« La montée est si difficile à décrire. C’est comme attendre qu’un orage lointain s’abatte sur votre tête. Un étrange pressentiment. Un calme bizarre, remarquable. Une sensation commence à grandir, comme une grondement à l’horizon. La sensation enfle, déferle, déboule, fracasse, hurlante, dans un crescendo accablant. Puis l’engrenage explose au sommet du crâne, comme une allumette dans un puits de pétrole. Vous ne supporteriez pas une extase si intense. C’est beaucoup trop. Votre corps pourrait se disloquer. Le caillou tout en haut de votre tête se fractionne sans heurts, en un million d’éclats étincelants, tintinnabulants. Ils dévalent à la vitesse de la lumière à travers tout votre corps, le réchauffent, l’isolent, fourmillent, réfutant toute douleur, toute peur, toute tristesse. Vous êtes défoncé, vous êtes stone. Vous êtes au-dessus et en dessous de la réalité et de la loi. »
Une question dépourvue d’enjeux ?
Au-delà des tabous qui pèsent sur le plaisir, et de la difficulté qu’on rencontre à le mettre en mots, on pourrait m’objecter que la question du plaisir est bien futile, sans enjeux par rapport justement à celle des souffrances que l’on pourrait éventuellement soulager. La recherche, la politique et les médias s’intéressent d’abord à ce qui pose problème, et c’est leur fonction. Que certains se droguent parce que ça leur procure du plaisir, soit, mais il n’y a aucun intérêt à en faire un débat public. Le plaisir relève de la sphère privée, de l’ordre de l’intime. Je répondrais qu’il ne s’agit pas d’une question si futile et secondaire que ça puisque qu’à partir du moment où il y a des arbitrages légaux, des normes sociales qui définissent quels sont les plaisirs autorisés et les plaisirs proscrits, ce n’est plus simplement une question intime, c’est aussi une question politique. Affirmer que le plaisir peut être une des motivations première à s’engager et à persévérer dans l’usage de drogues, ça n’est apparemment pas acceptable dans la sphère publique. En tout cas, il semble qu’il est plus convenable de considérer qu’absolument tous les drogués sont malheureux et motivés par la recherche d’un soulagement, par l’apaisement d’une souffrance insupportable.
Et pourtant…
On pourrait aussi me reprocher de grossir le trait : bien entendu, les discours sont plus nuancés que dans les années 70, on distingue aujourd’hui usage, abus et dépendance, et on qualifie même certains usages de récréatifs. La réduction des risques promeut un discours qui prend en compte les effets ressentis par les usagers, et affirme, en filigrane, que certaines consommations de drogue peuvent se passer sans occasionner de dommages si l’on respecte certains principes. Cependant, on ne peut que s’étonner en constatant que plus de quinze ans après son inscription dans les politiques sanitaires françaises, cette facette du discours de la RDR reste largement ignorée des médias généralistes, des politiciens et du grand-public. Le modèle de l’addiction qui présente le drogué comme un malade comme les autres, s’est très rapidement popularisé dès son introduction au début des années 2000, alors que la réduction des risques et certaines représentations qu’elle véhicule (l’usager de drogue responsable, citoyen et non pas malade et délinquant) sont restées cantonnées au champ spécialisé.
Certaines idées peinent plus à se diffuser que d’autres et ce n’est pas anodin : le tabou autour de la question du plaisir persiste. On veut bien parler des aspects négatifs des usages de drogues, du fait que non seulement elles rend dépendant, mais qu’en plus elles exposent au VIH et aux hépatites, mais il reste hors de question de s’étendre sur d’éventuels effets positifs ou agréables. L’expérience de la drogue ne peut être entendue publiquement que si elle va dans le sens de la norme : si elle est sordide, si elle est risquée (maladies infectieuses, dépendance, effets indésirables, conséquences psychiques, sociales), si elle s’achève par la déchéance ou le rétablissement dans le droit chemin, l’abstinence. Les autres facettes de l’expérience, celles qui viennent à l’encontre de ces normes, ne peuvent pas faire l’objet d’un discours sérieux sur la drogue, d’un discours d’autorité tels que ceux portés par les médias, la recherche ou le pouvoir politique.
Ainsi la question du plaisir reste encore aujourd’hui quasiment absente du débat public sur les drogues, parce qu’elle n’est pas considérée comme un sujet convenable et légitime, et que son caractère insaisissable rend tout discours objectif difficile à tenir à son sujet. Pourtant, elle n’est pas dépourvue d’enjeux : difficile de comprendre l’usage de drogues sans en tenir compte. S’il était possible d’aborder cette thématique sereinement, ce ne pourrait être que bénéfique pour avancer dans la compréhension de phénomènes liés à l’usage de drogues….