Pour ceux que les drogues intéressent, les campagnes françaises sont une source permanente d’émerveillement. La visite de l’estaminet d’une bourgade du Cantal ou du Morvan me plonge régulièrement dans l’incrédulité. J’y revois, solidement agrippées au comptoir, les mêmes figures d’homme de la terre bien de chez nous, le nez bourgeonnant, la panse conquérante, la casquette vissée sur un crâne rubicond, été comme hiver vêtu d’un bleu de travail. Tout juste s’il n’arbore pas, collée à la lèvre depuis le petit matin, la fameuse Gitane maïs ou le mégot de petit gris roulé entre deux doigts noueux. Ces figures sont celles de mon enfance, rien n’a bougé en un demi-siècle. Cette bulle spatio-temporelle opère également dans un autre registre : les discours sur le cannabis.
Depuis trente ou quarante ans, nous sommes abreuvés de productions télévisuelles à vocation pédagogique invitant les parents à s’alarmer des progrès d’une drogue particulièrement nocive : le cannabis sativa. France 2 et M6 nous ont dernièrement gratifiés d’une salve d’émissions égrenant tous les poncifs entendus depuis deux générations sur les dangers de Marie-Jeanne. Et de nous remettre le couvert sur l’explosion de la consommation chez les adolescents, les ravages de la drogue sur la mémoire, le fameux “cannabis beaucoup plus dosé aujourd’hui qu’il y a dix ans”. Ça, je l’ai entendu pour la première fois en 1998 à propos de la skunk, l’OGM cannabique hollandais. Il y a dix ans, l’herbe était donc déjà plus dosée que celle fumée dix ans auparavant mais 10 fois moins que celle d’aujourd’hui ce qui nous fait… voyons… une herbe 100 fois plus dosée aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Et moi qui croyais être nul en math. Aujourd’hui comme hier, je redis que les colombienne pressée, double-zéro et autre libanais rouge des années 70 n’ont à ma connaissance jamais été mesurés en taux de THC et pour cause, il eut pour cela fallu que les commentateurs s’adressent à de vrais amateurs de cannabis pouvant nous faire partager une véritable sociologie de l’herbe en France depuis un demi-siècle. Laisser ce travail à des pharmacologues ou des policiers revient à demander à l’église catholique de fournir une exégèse du libertinage au XVIIIe siècle.
Cela nous conduit naturellement à une autre imposture qui sert de colonne vertébrale à la pensée dominante en matière de politique de drogues, celle qui s’impose progressivement comme une science donc une vérité. L’un des poisons qui gangrènent le monde occidental depuis l’ère industrielle : la technocratie. Si les blouses blanches monopolisent aujourd’hui la communication sur les drogues (loin tout de même derrière la police et la justice), c’est au nom de cette vielle idée que la politique ne sert à rien, que c’est du blabla pour le gogo électeur. Ce qui compte, c’est le savoir scientifique, la vérité des chiffres et en l’occurrence, celle des molécules. Au nom de cette espérance, de brillants cerveaux ont tourné le dos à la démocratie en s’appuyant sur l’idée suivante : la vérité scientifique n’a que faire du vote des électeurs. Cette religion des experts est particulièrement opératoire en matière de drogues, justement car c’est un univers tenu à l’écart de toute influence démocratique. Nous l’avons souvent écrit dans ces colonnes : les usagers sont bringuebalés des griffes du dealer aux affres du système judiciaire. Hélas, l’irruption du pouvoir médical dans ce jeu de dupes n’apporte pas de réel soulagement, dès lors qu’il s’inscrit comme un troisième pouvoir totalitaire, qui dénie tout comme les deux autres toute légitimité au malade drogué.
Nos pochtrons de village n’ont qu’à bien se tenir. Ils peuvent encore clamer leur innocence grâce à un lobby vinicole particulièrement puissant à l’assemblée, mais pour combien de temps ? Le moment approche où il va falloir présenter un front uni : pochtrons et fumeurs de pet’, même combat. Échapper à la fois au flic, au dealer et au docteur est un challenge particulièrement ardu pour le consommateur de substances psychoactives du XXIe siècle.