Comme nous le savons tous, nous sommes passés, après l’effondrement de l’Union soviétique, du monde bipolaire États-Unis/URSS au monde multipolaire. Et ce monde, probablement pour encore pas mal de temps, est instable, imprévisible, dangereux et chaotique. Pourquoi, dans ces conditions, voudrait-on que la question des drogues ne le soit pas elle aussi ? Trois exemples en donnent une petite idée.
Les États-Unis sont confrontés à une incroyable épidémie d’overdoses aux opiacés : environ 50 000 décès par an. C’est à peu près comme s’il y avait 10 000 décès par OD en France… Cette épidémie a deux caractéristiques : tout d’abord, elle est majoritairement liée à des opiacés prescrits (méthadone, oxycodone, fentanyl) avant l’héroïne du marché noir (elle-même parfois associée à du fentanyl !). Ensuite, elle touche surtout de jeunes Blancs issus des classes moyennes inférieures vivant dans des petites villes ou à la campagne et non des « minorités visibles ». On a beaucoup parlé de cette affaire à Montréal, lors de la conférence internationale de réduction des risques. Elle a été connue avec un retard assez incompréhensible et il va falloir des années pour sortir d’un tel guêpier. Nul doute que la distribution de naloxone va faire partie des armes à disposition. Ensuite, le président des Philippines, Rodrigo Duterte, propose à la population de se débarrasser des usagers de methamphétamine (meth, crystal meth, yaba…). Il le faisait déjà dans la ville dont il était maire. Le plus flippant, c’est que, majoritairement, la population le soutient et jusqu’au réalisateur
Brillante Mendoza, récompensé à Cannes l’an dernier pour son film Ma Rosa. Résultat : plusieurs milliers d’exécutions extrajudiciaires. D’où j’en déduis, peut-être à tort, que la « scène » de la meth doit être violente et créer des « nuisances ». De là à tirer les usagers et les dealers de rue comme des lapins… Enfin, Le Monde daté du 28 au 29 mai a publié sur une double page un article intitulé « Brésil, À “Cracolandia”, l’antre des maîtres du crack »(1). Il s’agit d’une « scène ouverte » de crack dans un quartier de Sao Paulo tenu militairement par la plus puissante mafia du Brésil, « Premier Commando de la Capitale (PCC) » dont nombre de dirigeants sont en prison d’où ils continuent à diriger leurs affaires. Quant aux milliers de crackeurs qui fréquentent cette scène, ils sont dans un état de déréliction effrayant. Dès qu’ils n’ont plus d’argent, ils repartent en ville pour mendier, se prostituer, voler, braquer… Inutile d’ajouter que le niveau de violence lié à ce trafic est à l’image du reste : il y a environ 55 homicides par semaine à Sao Paulo. On ne peut comparer la manière dont les questions de drogues sont gérées dans les pays riches et dans les pays pauvres ou sortant du sous-développement. En particulier en Amérique latine où, indépendamment même des histoires de drogues, le niveau de violence politique et sociale est une tradition établie. Et on conviendra que la légalisation de la meth et du crack n’est pas pour demain. Le fait que l’on soit médicalement désarmé avec les stimulants (pas de « cocadone ») ajoute au caractère inextricable de ces situations. Comment faire de la réduction des risques à Sao Paulo ou à Manille ? Enfin, l’histoire américaine ébranle certaines de mes idées. Je pense, depuis longtemps, que les opiacés, contrairement aux stimulants, ne sont pas si difficiles à « domestiquer » pour reprendre la catégorie chère à Anne Coppel. Et je m’aperçois qu’il y a encore un long chemin à faire pour que les laboratoires cessent de faire du « pushing » mensonger sur les prescripteurs comme ça a été le cas avec l’oxycodone, pour que ces derniers apprennent à prescrire des opiacés et à donner les infos utiles à leurs patients, pour que les usagers, enfin, disposent d’outils, à commencer par la naloxone, qui les gardent en vie.
BERTRAND LEBEAU
RÉFÉRENCES
1. Écrit par Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec où il est titulaire de la chaire Management des risques criminels.