Souffre en silence et sois patient !
Auteur : Estelle Sarrazin
( texte publié dans ASUD Journal n° 42- Novembre 2021)
Les traitements de substitution aux opiacés ( TSO) embêtent les médecins, qui n’ont toujours pas appris à gérer la douleur malgré des progrès récents. En contrepoint de la floraison d’articles alertant l’opinion sur les dangers de la surprescription d’opioïdes en France, ASUD vous propose un témoignage sur la frilosité de certains praticiens en la matière. Experts de leur pathologie, spécialistes en tous genres enfermés dans leurs croyances, ils n’ont que faire des demandes des familles ou des aidants. Tout commence par une phrase laconique…
Phil était sous Subutex depuis 1996
Nous nous sommes rencontrés un an plus tôt, tous les deux avec quelques années de dépendance aux opiacés derrière nous et des expériences de privation de liberté. Après avoir été peintre en bâtiment pendant quinze ans, en alternance avec des périodes de chômage, Phil ne travaille plus depuis 2013. Son dos bousillé par le boulot lui a valu une reconnaissance travailleur handicapé en 2014.Entretemps, des événements familiaux douloureux (décès de ses frères et sœur) ont favorisé une consommation déjà excessive d’alcool, couplée à un traitement à base d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
Le 15 juin 2020, jour de mes 51 ans, Phil, mon conjoint, apprend qu’il a un cancer de la langue, probable conséquence de longues années de tabagie et de consommation d’alcool. Typique… À partir de cette date fatidique, tout s’est passé très vite. La machine médicale s’est mise en branle : IRM, scanner, consultations avec l’anesthésiste, la chirurgienne… Ce fut le début d’un parcours médical où il a fallu se battre pour la spécificité d’un patient sous TSO, à l’hôpital ce dont je voudrais ici témoigner.
Alors que nul n’ignore combien la stabilité psychologique est importante dans le processus de guérison du cancer, j’ai été témoin de la volonté farouche des médecins de se focaliser sur leurs domaines de compétences au détriment d’une prise en compte globale du patient, de son histoire, de ses traitements… de sa douleur. Et de leur difficulté à écouter ma parole, en tant qu’ « experte en addicto », car je suis éduc’ depuis vingt ans en Caarud, pas médecin certes, mais diplômée du médico-social et de plus, ancienne « tox » également usagère de « sub ». Autant de choses qui m’ont condamnée à lire dans leur regard perplexité et incompréhension, voire ignorance de ce que sont les Caarud, la Réduction des risques ou les TSO…
Demander au patient ?
Phil est rentré à l’hôpital le jour de ses 53 ans, le 7 juillet 2020, en vue d’être opéré le lendemain.
Ce jour-là, j’ai questionné l’anesthésiste sur la prise en charge de la douleur suite à l’opération, du fait de la spécificité agoniste – antagoniste(1) du Subutex. Apparemment sûr de lui il me répond :
- Par la morphine. Qui sera administrée au fil du temps par paliers dégressifs…
Puis il clôt la discussion ainsi : « Ce sera l’occasion d’arrêter le Subutex ! » Point barre.
Pas encore découragée, je poursuis : – Euh… Peut-être faudrait-il demander au principal concerné. Et toi, Phil, tu en penses quoi ?
- Ben oui. Pourquoi pas ? »
Voilà comment se décide la fin d’un traitement aux opiacés, la veille d’une mégagrosse opération !
L’anesthésiste était davantage préoccupé par les résultats des examens respiratoires qui révélaient une bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et un emphysème, autre conséquence de ces années de tabagie…
Il m’avertit menaçant : « … état des poumons inquiétant !… Pas sûr qu’il supporte ! » d’un ton qui laisse entendre que les années de tabagie de Phil risquent de compromettre sa belle anesthésie !
Je me suis laissée impressionner par ce monsieur d’un certain âge, l’air pas commode, sûr de lui, anesthésiste à l’hôpital. Typiquement le profil de l’expert qui connaît son boulot et qui n’a pas pour habitude de voir discuter ses décisions.
Je me suis quand même autorisée à préciser que je posais ces questions en connaissance de cause, car je travaille en addicto depuis plus de vingt ans, en Caarud… Et puis, je suis sous Subu depuis 1996. Je connais – un peu – le sujet.
« Les médecins savent »
L’opération de la langue aurait dû avoir lieu le 8 juillet. Or, après l’anesthésie, Phil a fait un pneumothorax (2). Les craintes de l’anesthésiste étaient finalement fondées, et l’opération est reportée au 28 juillet. Il finit sa convalescence dans un service de soins de suite et de réadaptation cardiologique et respiratoire, qui dispose d’un service addicto. J’en déduis qu’ainsi les différents problèmes addicto de Phil seront bien pris en compte (TSO versus douleurs, abstinence tabac et alcool, traitements antidépresseurs et anxiolytiques)…
J’ai même une ancienne collègue infirmière qui y bosse. Youpi !
J’ai vite déchanté en découvrant comment, au sein d’un même établissement, le service addicto est mis à part, sans apparentes concertations entre la prise en charge “classique” et celle d’addicto.
Finalement la « grosse » opération de la langue, a lieu le 28 juillet. Sans complications cette fois-ci. Au réveil, Phil est relié à une pompe à morphine. Mais deux jours plus tard, il est transféré en réa, car il désature. Il n’est plus relié à la pompe à morphine. Je m’en inquiète auprès de l’infirmière qui me répond : – Ne vous inquiétez pas, les médecins savent.
J’étais très inquiète. Rien ne semblait prévu en remplacement de la Bupré, de la morphine, pour la douleur.
– C’est le médecin qui s’en occupe…
– Quand passe-t-il ?
– Dans la journée…
En réa, l’heure de passage des médecins est variable.
J’étais obnubilée par l’idée que Phil soit en manque, sans pouvoir le manifester puisqu’il ne pouvait pas parler. Il me faisait comprendre qu’il ne souffrait par trop, si ce n’est d’« impatiences » dans les bras et jambes – ces fourmillements caractéristiques du manque que tous les usagers d’opioïdes connaissent bien. Il dort par micro-siestes, maux de tête et… les pupilles en mydriase (dilatées) ! Autre signe évident pour moi que le manque commençait à faire son œuvre.
J’étais en proie intérieurement à un débat d’idées contradictoires : peut-être que je me fais des idées ? Peut-être que j’accorde trop d’importance aux opiacés par déformation professionnelle ?
Ballet incessant des infirmiers indisponibles pour évoquer avec moi des questions hypothétiques, je n’osais insister davantage, de peur d’être mal perçue, de déranger. Et en pleine période Covid avec des droits de visite limités, j’avais tout intérêt à me faire oublier si je voulais rester auprès de mon homme le plus longtemps possible…
Errance
Le premier soir en réa, j’interpelle un autre infirmier qui vient de prendre ses fonctions, à propos du remplacement du Subu. Sur le PC, il ne voit pas de prescription, ni de Bupré ni de morphine. Un médicament pour la douleur, c’est tout.
Complètement bouleversée, inquiète à l’idée que Phil soit en manque et qu’il SOUFFRE, j’ai envoyé un mail paniqué à mon médecin traitant, une bouteille à la mer en écrivant sur Psychoactifs et outrepassé la sacro-sainte limite entre la vie privée et la vie professionnelle : fuck, je travaille en addicto, je vais utiliser mes relations ! J’ai ameuté ma direction qui m’a mise en relation avec le médecin addicto, qui m’a conseillé d’appeler l’hôpital psychiatrique qui dépend du CHR…
Le lendemain, rien de neuf. Phil évalue ses douleurs à 5 sur 10.
C’est seulement deux jours plus tard, où je suis enfin entendue – écoutée ! – par la doctoresse de garde, qui réalise l’ampleur du problème : « on ne peut pas le laisser comme ça ! ».
Elle est partante pour lui prescrire du Sub. Je souligne l’incompatibilité de la forme galénique du Sub avec le gonflement de la langue, qui empêche la prise sublinguale.
– Ah ! Euh… Bon j’appelle la psychiatrie pour demander conseil… Attendez-moi, je reviens.
– C’est un cas difficile… l’état respiratoire de Monsieur est une contre-indication à la morphine … Je lui prescris de la morphine en continu mais à faible dose. On verra demain pour augmenter et dès que la langue dégonfle, il repasse au Subutex.
Au bout du 4e jour de réa, Phil est repassé sous Bupré, dès que sa langue a permis la prise sublinguale. Rapidement soulagé, il me fait comprendre avoir été bien en manque. A l’évidence : après la Bupré, la morphine restait sans effet.
Le jour même, il est transféré dans le service initial où il a été opéré de la langue. Le lendemain, par texto, il me demande de lui ramener de la Bupré.
– Ben pourquoi ? On ne t’a pas donné ton traitement ?
– Si, mais via la sonde de gastrostomie, avec les autres médoc…
C’est comme s’il n’avait rien pris, puisque le Subutex est conçu pour être absorbé progressivement sous la langue et qu’il se dégrade brutalement en cas d’ingestion.
Communication ?
J’appelle l’infirmière du service qui me répond : « ne vous inquiétez pas, on s’en occupe ».
Mais quand j’arrive à 14h, bien sûr, on ne s’en était pas occupé. J’explique à l’infirmière la particularité de ce traitement. Elle commence par me tenir tête. J’ai dû insister en précisant que je travaille aussi en addicto. C’est seulement à ce moment qu’elle a regardé dans le Vidal : « Ah oui, en effet… Euh… je vais demander au médecin… » Lequel a heureusement confirmé mes propos.
On ne savait pas par quoi remplacer le TSO ni à quel dosage pour assurer un réel confort au patient. J’ai avancé l’idée de profiter de ce moment sans Bupré pour switcher vers la métha (sachant qu’ainsi la douleur serait plus facilement prise en charge avec des antalgiques morphiniques). Mais à peine ai-je commencé ma phrase pour suggérer : « on pourrait peut-être en profiter pour qu’il ne prenne plus de Subu… »
– Ah ben non, on va pas tout arrêter ! »
Les médecins hospitaliers, surtout en réa, n’ont pas l’habitude de voir leurs décisions soumises à l’appréciation des familles. Et c’est peine perdue d’interroger les infirmiers sur les choix des traitements. Ce sont des exécutants. Il faut voir avec les médecins qui de fait détiennent le pouvoir.
J’ai compris qu’à chaque nouvelle admission dans un service, j’avais intérêt à être vigilante sur le respect des prescriptions. D’un service à l’autre, des informations se perdent, tardent à arriver, au sein du même CHU. À l’heure du tout informatique, c’en est d’autant plus surprenant.
La cerise sur le gâteau
Après l’opération, Phil a commencé des rayons pour le cancer, avec des effets secondaires possibles : aphtes, nécroses buccales, brûlures cutanées au niveau de la nuque.
Dès les premières rencontres avec l’oncologue, j’ai posé la question de la prise en charge de la douleur dans le cas d’un patient sous BHD.
Les antalgiques prescrits habituellement dans le cadre des douleurs cancéreuses sont des morphiniques tels que le Skenan. Mais que prescrire à un patient qui est sous buprénorphine haut dosage pour qui la morphine sera sans effet ?
L’oncologue reconnaît ne pas être compétent en la matière, et nous renvoie vers un confrère algologue, spécialiste de la douleur. Pour autant, il rédige une prescription de Skenan et Oramorph. En toute transparence, Phil remet cette ordonnance à l’équipe de la clinique du SSR, où il fait un nouveau séjour suite à une pneumopathie…
Une semaine après son arrivée, Phil reçoit la visite du docteur B., médecin addictologue qui dit avoir été sollicité par l’algologue et l’équipe du SSR. Il propose à Phil de l’accueillir dans son service pour y faire un switch vers la méthadone, TSO qui lui serait plus adéquate dans le traitement de la douleur.
J’étais présente le jour de cet entretien.
ENFIN ! Enfin, un médecin qui prend en compte la spécificité du traitement de Phil !
Depuis le début des soins, j’ai répété à qui voulait l’entendre que Phil étant sous Bupré, ou Subutex, les antalgiques morphiniques seraient inopérants. Je regrettais que la question du TSO n’ait pas été d’avantage réfléchie, en amont de l’opération. Et indiqué mes craintes quant à ce passage sous métha, vu les complications traversées par Phil. Finalement, avec Phil, ils conviennent de commencer à 30 ou 40 mg et augmenter le dosage quotidiennement jusqu’au seuil confort.
C’était sans compter sur la fatalité : au 5e jour de métha, Phil désature, a de la fièvre, finit aux Urgences. C’est une seconde infection pulmonaire, qui a failli être fatale puisque Phil a fait un arrêt cardiaque. Il était alors à 70 mg de métha, dosage en cours d’évaluation.
Depuis, c’est la croix et la bannière pour augmenter le dosage !
Sachant que la métha a un effet dépresseur respiratoire, donc risqué pour mon Philou.
Depuis, on dirait que tout le corps médical marche sur des œufs. Ce que je peux comprendre, car il en va de la vie du patient. Et dans le corps médical, la priorité, c’est de maintenir les constantes vitales. Le confort semble secondaire, de même que les problématiques addicto.
Concertation sans patient
Pour cette seconde pneumopathie, je me suis rapidement autorisée à demander aux médecins de solliciter l’Équipe de liaison en addicto (ELSA), qui donne la consigne d’augmenter la métha jusqu’à 90 mg.
Là c’était parfait. Phil se sentait bien. Il avait même repris le dessin ! Ce qui était vraiment le signe d’un équilibre atteint. Pendant ses délires défonce, Phil pouvait dessiner pendant des heures sans s’arrêter, très inspiré. Malgré le passage au Subutex, en 1996, sa créativité continuait de bouillonner : dessins en tous genres, affiches de concert, déco de vitrines, tatoo…. Comme quoi, il est doué !
Après cette hospitalisation en pneumo, il retourne en rééducation respiratoire. Maintenant, il n’est plus sous Bupré mais sous métha à 90 mg. Et c’est le deuxième confinement = no visit ! Au bout de quelques jours, il m’apprend que sa métha a été baissée à 70 mg, sans savoir pourquoi. La doctoresse du SSR m’affirme au téléphone que Phil est arrivé avec ce dosage. Mon sang ne fait qu’un tour ! C’est faux, il a été admis à 70 mg, mais étant en cours d’initialisation, il a été augmenté jusqu’à 90 mg par l’ELSA. J’ai sous les yeux le compte rendu de sortie de l’hôpital, c’est bien ce qui est écrit.
- Ah bon ? Euh…. Je dois me renseigner… Je vous rappellerai.
Finalement, au second échange téléphonique , elle m’explique que suite à une concertation entre médecins, il a été décidé de baisser la méthadone à 70 mg et aussi le Seresta car monsieur dort trop profondément, il désature pendant la nuit malgré l’oxygène. Tout cela lui aurait été expliqué… Phil n’en a aucun souvenir !
Je m’enquiers alors de la prise en charge des douleurs. Car avec la radiothérapie, les premiers effets indésirables apparaissent. C’était d’ailleurs dans cette éventualité que le projet du passage sous métha avait été mis en œuvre, pour en potentialiser l’effet antalgique.
On me répond :
– D’autres méthodes existent, non médicamenteuses telles que la relaxation, la sophrologie… La radiothérapie prenant bientôt fin, monsieur sera davantage disponible pour toute cette rééducation… Ne vous inquiétez pas !
Argh !!!!! Mais si je m’inquiète !
Phil est entré à l’appart en novembre. Il garde un mauvais souvenir de son dernier passage au SSR. Aucune thérapie alternative ne lui a été proposée pour compenser la baisse de métha et de Seresta. Peut-être parce que Phil ne demande rien ? Peut-être parce que c’est un patient trop patient ? Un patient trop conciliant, voire docile.. Enfin ces derniers temps, il a dit
« J’ai quand même bien morflé. »
Ben ouais, tu m’étonnes.
Estelle Sarrazin
VOS DROITS !
Hospitalisation
Durant un séjour à l’hôpital, l’équipe de soin se doit de vous traiter comme n’importe quel autre patient. Elle n’a pas le droit de refuser de vous soigner sous prétexte que vous êtes usager. Toute discrimination doit être signalée.
Vous avez le droit au consentement éclairé, ce qui veut dire que le personnel soignant n’a pas le droit de faire des tests sanguins ou urinaires à votre insue, et ne peut utiliser les résultat de vos tests pour motif d’exclusion. Vous êtes tout à fait en mesure de refuser les examens, ou de refuser de voir un psychiatre.
Le médecin doit prendre en charge votre douleur, que vous soyez usager actif, ou en traitement TSO. Les médecins et les aides-soignatns n’ont pas le droit de refuser de traitement anti-douleurs sous prétexte que vous êtes usager ou ex-usager.
L’équipe soignante n’ a pas non plus le droit de faire de chantage au sevrage, sous prétexte que tel ou tel traitement fonctionnerait mieux une fois sevré. Vous n’êtes pas venus pour être sevré mais pour résoudre un problème médical particulier. Si vous êtes sous TSO, vous avez le droit au même traitment qu’à l’exterieur de l’hôpital, au même dsosage. Et si vous n’êtes pas substitué, mais que votre hopitalisation ne vous permet pas de continuer votre consommation et que vous vous trouvez en état de manque, vous pouvez demander un traitment de substitution.
Les médecins étant parfois peu informés sur les questions précises d’addictologie, vous pouvez demander à votre médecin de contacter le service ELSA (l’équipe de liaison et de soin en addictologie) qui pourra aider votre médecin à mieux prendre en charge votre condition, et pourra appuyer vos demandes. Il est important de noter que vous ne pouvez pas contacter le service ELSA par vous-même, cela doit être fait par votre médecin.
Si vos droits ne sont pas respectés, vous pouvez :
- En parler à votre médecin prescripteur (à l’oral, et par écrit)
- Envoyer un courrier à l’Agence Régionale de Santé
- Contacter un groupe d’autosupport pour être mis en contact avec un conseil juridique.