Autosupport des usagers de drogues

ASUD, 10 ans déjà

ASUD, 10 ans déjà

Pour ASUD, tout a vraiment commencé un beau soir de novembre 92. Mais laissez-moi vous raconter…

Depuis quelques mois -quelques années déjà- quelque chose qui fermentait du côté de «la drogue», se préparait. Une série de signes discrets, éparpillés, mais qui, assemblés, dessinaient les contours d’un changement de la politique ultra-répressive instaurée par la loi de 70.

Ainsi la loi Barzach, qui pour la première fois a su discerner dans les infections virales transmissibles par voie intraveineuse,un danger plus imminent que ces «paradis artificiels» , et en tirer la conséquence urgente: la mise en vente libre des seringues dans les pharmacies en 86.
Vers la fin de l’automne, des militants anti-VIH et des «intervenants en toxicomanie», des hurluberlus, dont votre serviteur et sa compagne, ont ainsi été invités à exposer leur conception d’un «junkiebond»à la française au cours d’une réunion de l’association EGO (Espoir Goutte-d’Or)

Cette réunion, je ne suis pas près de l’oublier. Au cours du dîner qui a suivi, un des membres d’EGO, un travailleur social nommé Abdalla Toufik, a tenu à s’asseoir près de moi. Et à m’expliquer gentiment que ma conception d’un groupe d’usagers de drogues comportait quelques points légèrement irréalistes… «Mais j’aimerais t’en parler plus longuement». Et le voici qui s’invite chez moi pour le surlendemain à 16 heures.
Le jour dit, à 16 heures précises, la sonnerie retentit et la porte s’ouvre sur Abdalla, flanqué d’un grand garçon pâle au sourire timide qu’il me présente sous le nom de Philippe Marchenay. Philippe qui sera avec Abdalla, Phuong et moi-même le quatrième fondateur d’Asud.
Abdalla, pour avoir rencontré les membres du «syndicat des junkies» nous initie peu à peu aux notions, encore quasi-inconnues en France, d’autosupport et de réduction des risques…
Nous parlons aussi des spécificités de la situation française: la loi de 70, la répression tous azimuts et la façon dont, elle entretient un lien de cause à effet avec les overdoses, la délinquance et la progression galopante du VIH et des hépatites chez les UD.
«Usagers de drogue»: une expression nouvelle, venue des Pays-Bas et d’Angleterre et que nous décidons d’utiliser systématiquement et même d’imposer dans toute discussion sur la question, par opposition aux termes de «camés», «drogués», «toxicomanes» ou «malades dépendants», tous très stigmatisants.
Une démarche militante, dans la mesure où changer le mot utilisé pour désigner telle ou telle catégorie d’individus contribue à changer le regard qui sera posé sur eux. Pas du «politiquement correct», de la politique. De la vraie, qui commence à délimiter l’espace où l’UD se définit comme citoyen, c’est-à-dire comme individu vivant dans la cité, et partie prenante des décisions qui le concernent. Waouh!

C’est ainsi qu’au bout de plusieurs semaines de discussions parfois houleuses, nous finissons par trouver le nom de la future association: Asud, pour Auto-support des usagers de drogues. Et, dans la foulée, par rédiger un manifeste qui reprend les principaux points dégagés au cours de nos discussions préliminaires: la reprise en main de leur vie par les UD confrontés à la maladie et à la «guerre à la drogue» ; le droit desdits UD à choisir librement entre l’abstinence, la continuation de leur mode de vie clandestin ou la prise de produits de substitution; la multiplication par 100, sinon par 1000 des programmes méthadone existants et la diversification maximale de la palette des molécules et des protocoles de substitution; l’organisation par les usagers eux-mêmes de la réduction des risques liés aux drogues qu’ils consomment grâce, entre autres, à une information non biaisée sur les produits et les techniques d’injection «propre» ;la nécessité, donc, d’une publication faite par et pour les UD et destinée à délivrer ce type d’information ainsi qu’à présenter (en évitant les attaques frontales contre les institutions) les revendications des usagers et des témoignages de leur quotidien.
En somme, faire ce qu’Asud-Journal n’a cessé de faire depuis dix ans. Mais ce journal, colonne vertébrale indispensable à notre mouvement, il fallait d’abord le créer -et le perpétuer. Donc trouver des militants prêts à y travailler, mais aussi, le nerf de la guerre, les thunes. Lesquelles ne pouvaient venir que des milieux antiprohibitionnistes et surtout des mouvements et institutions gouvernementales engagés dans la lutte contre l’explosion de la contamination VIH/hépatites chez les tox.
Pour cela, il importait de nous faire connaître. Si bien qu’un beau jour d’avril 93, nous nous pointons à la fac de Nanterre, au colloque «Drogues et droits de l’homme» organisé par Francis Caballero. Pour la première fois, se dressant dans l’amphithéâtre bondé, Philippe Marchenay prononce le nom d’Asud et expose nos objectifs tandis que 5 ou 6 autres compères parcourent les travées en distribuant des exemplaires du manifeste, fiévreusement tirés la nuit précédente sur la photocopieuse de nos hôtes d’Aparts. Applaudissements nourris, y compris à la tribune et, d’une façon générale, gros succès dans l’assemblée…

Le premier groupe d’autosupport d’UD «non repentis» en France! La nouvelle se répand comme une traînée de poudre (ah ah ah!) dans les milieux concernés et les coups de fil d’encouragement bloquent presque le standard tandis qu’affluent les adhérents.
Ah les premiers Asudiens! Les Hervé Michel et sa bande, les Georges Sintès (dont l’ultime pied de nez sera de décéder un 1er décembre, Journée mondiale du sida 95!), Yvon Moisan, Rodolphe Mas, Caroline et Alain Chateau, Jean-René Dard (qui sera plus tard le troisième président d’Asud), Fabrice Olivet (le quatrième)et tous les autres, ceux qui continuent aujourd’hui encore à faire marcher Asud et à écrire dans les pages du journal. Ceux aussi qui nous ont quittés depuis pour le paradis (bien réel hélas) des toxicos ou pour vivre leur vie, mais qui tous arrivaient avec leur rage et leur joie débordante de pouvoir enfin faire entendre leur voix.
Et puis, malheureusement, ceux que nous avons dû -gentiment- éconduire: les exaltés, prêts à dynamiter la Préfecture de police ou à se shooter à mort sur les marches du ministère de la Santé, les zonards en quête d’un toit ou d’un repas, ceux encore qui prenaient le local d’Asud pour une shooting room, une scène de deal, ou une ANPE pour tox…!
C’est pourquoi nous nous sommes d’abord recrutés par cooptation -en fait juste un entretien «de motivation» devant un café ou un demi, histoire d’être bien d’accord sur la nature, les objectifs et le fonctionnement d’Asud. Et hop, au boulot! Gratos, pour commencer évidemment…
Car c’était bien beau l’enthousiasme, les grandes idées, l’intérêt croissant des média et des professionnels, les perspectives de financement (et de salaires?), mais en attendant, restait à tenir nos promesses…
Et d’abord à sortir ce journal dont nous avions annoncé à grand bruit la naissance imminente lors de notre première apparition publique à Nanterre
Là encore, comme pour la rédaction du manifeste, les discussions sont parfois chaudes, sinon explosives. Tel article est jugé trop provocateur, tel autre trop timide. Et chacun de défendre bec et ongles sa contribution. D’autant que chacun tient à mettre son grain de sel dans ce premier numéro d’Asud-Journal, son titre décidé à la quasi unanimité.

Ce n°1, il nous faudra près de trois mois et demi pour le sortir. Pas facile, en effet, de choisir entre le véritable monceau d’articles (de poèmes, de dessins, etc.) qui nous sont soumis en ménageant les susceptibilités. Et d’abord celle des auteurs bien sûr, qui ne comprennent pas toujours qu’il ne s’agit pas de se faire plaisir et de se défouler en sortant un fanzine-brulôt tout fumant. A se vouloir trop chaud, on finit par se griller!
Il s’agissait donc à la fois de ménager la susceptibilité des auteurs-militants et surtout ne pas heurter celle des non-usagers, soignants, intervenants en toxicomanie et institutions de lutte contre le VIH, seules prêtes à nous financer et à nous protéger, au nom de notre travail de prévention du sida. C’est en tenant compte de ces divers impératifs que nous arriverons, vers la fin août 93, à sélectionner enfin les textes qui constitueront Asud-Journal n°1. Maquetté, imprimé à 5OO exemplaires et agrafé avec les moyens du bord, il comportera divers témoignages d’UD, dont bon nombre de séropositifs ou malades du sida, un texte «historique» sur Thomas de Quincey, le premier junkie conscient de son addiction au 18e siècle, et surtout à la une, un éditorial largement inspiré du manifeste d’Asud et l’annonce de notre article-vedette: l’interview d’un médecin sur les techniques du «shoot propre».
Un véritable coup de poker qui, en détaillant l’art de diluer sa came avec telle eau, tel produit acide, dans un cuiller nettoyée de telle et telle façon, puis de la pomper dans une shooteuse propre, à travers un coton à usage unique avant de piquer la veine bien garrottée à travers la peau nettoyée à l’alcool, pouvait aussi bien nous faire tous coffrer au titre de la loi punissant « l’incitation à l’usage de drogue » que nous valoir les subsides des organisations antisida.
Subsides que nous ne pouvions d’ailleurs recevoir qu’une fois constitués en association, avec un président, un trésorier, un secrétaire, etc. Ce qui fut fait rapidement avec, pour premier président, l’ami Philippe Marchenay.

Vers la mi- septembre, tout était à peu près au point. Nous n’en menions pourtant pas large, quand nous nous sommes retrouvés Phuong, Philippe, Abdalla et moi, en robe et costards-cravates, le journal sous le bras, grelottant sous la pluie fine qui détrempait le parvis de l’AFLS (Agence française de lutte contre le sida) où Sylvie Justin allait dans un quart d’heure décider de l’avenir d’Asud, en clair, de son soutien et de son financement par l’AFLS.
De ce qui s’est dit exactement pendant la petite heure qu’a duré cette mini-réunion, je ne garde étrangement aucun souvenir, tant j’étais possédé par le trac. Je me rappelle juste qu’au sortir de l’ascenseur, nous avions tous les quatre le sourire: c’était gagné! A commencer par le financement, donc la possibilité de continuer à sortir le journal, et celle pour l’association de salarier quelques emplois CES. Le tout sanctionné par une convention entre Asud et l’AFLS.
Une convention qui mettait, il est vrai, quelques bémols à notre projet de départ. Le financement promis ne porterait pas sur le journal lui-même, mais sur les actions de prévention anti-VIH de terrain (c.à.d. dans les pharmacies, les salles, les squats, «scènes» de rue, etc.). D’où l’obligation de centrer notre sommaire sur l’aspect sanitaire, et d’en rabattre un peu sur le côté revendicatif.
Bref, nous nous retrouvions un peu le cul entre deux chaises et il n’a pas toujours été facile de nous accommoder de cette ambiguïté fondatrice .Recrudescence des engueulades et des portes claquées. D’autant qu’avec l’afflux incessant des nouveaux Asudiens, nos réunions, désormais soumises aux règles de la « démocratie associative » se devaient d’aboutir non plus à un consensus informel entre quatre ou cinq personnes, mais à des décisions votées à main levée par plus d’une dizaine de participants forts en gueule (on les comprend!) et pas toujours très portés aux compromis…

Pourtant, en dépit de toutes ces difficultés, de la prise de distance d’Abdalla, de l’élection d’un véritable bureau dont Phuong était désormais présidente, et des inévitables querelles et jalousies suscitées par l’attribution des CES (donc des salaires!), Asud a continué son chemin, et plutôt bien: interviews et prises de parole dans les media, contacts avec les principales pointures de la «réduction des risques» et sortie, en un peu plus d‘un an, de trois autres numéros du journal, chacun plus fourni et plus «professionnel» que le précédent. La moindre de nos réussites n’étant pas d’être parvenus à faire fonctionner Asud comme une assoce «normale», bien que composée quasi-exclusivement d’individus à forte personnalité, au parcours chaotique, durement marqué par les galères et la maladie, et plus portés au coup de gueule (sinon au coup de poing dans ladite gueule) qu’à la recherche souriante du consensus.

Mais la véritable consécration n’allait survenir qu’au printemps 94. Au cours d’un dîner-pizza improvisé entre Anne Coppel, Valère Rogissart, responsable à l Aides de la prévention chez les UD, Arnaud Marty-Lavauzelle, président de ladite association, Bertrand Lebeau de MDM,… et Phuong, présidente d’Asud depuis quelques mois. C’est au cours de cette soirée historique que fut conclue l’alliance formelle entre les militants anti-VIH, les professionnels de la réduction des risques, les médecins et les UD. Le nom du futur collectif, décidé à l’unanimité: «Limiter la casse». Un intitulé qui définissait sans équivoque son objectif: constituer un lobby voué à soutenir toutes les initiatives de réduction des risques.
Pour ASUD, c’était un véritable triomphe. Non seulement parce que nos objectifs et nos revendications se voyaient ainsi entérinés, mais aussi parce qu’en nous voyant invités dans ce collectif dont, fait significatif, la première action fut d’élire un bureau dont le président était Fabrice Olivet, l’un des nôtres, Asud était enfin officiellement conviée à jouer dans la cour des grands, et les usagers pris en compte comme acteurs centraux de la RdR.
NOUS EXISTIONS ENFIN POUR DE VRAI!!!

La suite, avec les bouleversements, les dissensions et la part d’embrouilles, ce n’est pas à moi qui, peu de temps après la création de LLC, ai pris quelque distance vis-à-vis d’Asud, de vous la raconter. Pas plus que de parler des 23 numéros du journal qui, à hue et à dia, se sont succédés depuis. Ni des nouveaux financements ou de la galaxie des sections Asud , ont fait de nous un mouvement d’envergure nationale, et même internationale.
Tout ce que je puis dire aujourd’hui, dix ans après le tout début d’Asud, c’est que si je suis encore là pour vous raconter ses premiers pas, c’est qu’en dépit de tous ses changements, de ses quelques échecs et de son incroyable succès, Asud n’a pas dévié d’un poil par rapport à ce qui fut notre rêve, un soir d’hiver 92.
Et, nom d’une petite shooteuse, qu’il continue à en être ainsi dans les siècles des siècles, alléluia et Bom Shankar!

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