Une enquête diligentée en 2008 par l’OFDT estimait à 200 000 le nombre de cannabiculteurs pour une production avoisinant les 32 tonnes. 11,5% de l’herbe fumée serait française et son taux en THC ne dépasserait pas les 8%. Le « Plan gouvernemental 2008/2011 de lutte contre les drogues et les toxicomanies » préparé par la Mildt s’est focalisé sur l’autoproduction à des fins domestiques, « un phénomène favorisé par la libre circulation des graines et du matériel de production, ainsi que par la prolifération de magasins et de sites internet spécialisés dans la cannabiculture ». Et de promettre à la police « des moyens de détection innovants » pour lutter contre ce nouvel ennemi de l’intérieur !
Un effet collatéral de la répression
L’explosion de l’autoproduction au XXIe siècle est liée à la politique de la tolérance zéro pour le cannabis et à la répression qui s’ensuivit. Les amateurs de cannabis ont vite compris que pour échapper à la police et au haschich médiocre à prix prohibitif du marché noir, il leur suffisait de planter quelques pieds de chanvre sur un balcon, dans un placard ou en pleine terre.
Conséquence directe, les cannabinophiles qui fumaient naguère de la résine marocaine ne jurent plus que par la beuh. Une étude instructive publiée en 2010 par l’ONDRP (Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales) confirme cette tendance :
« L’herbe représente désormais 40% du marché français. Un usager sur deux (47,7%) estime consommer de l’herbe made in France, soit 12% du marché total du cannabis. » Comme le note l’ONDRP, les trois-quarts des planteurs cultivent uniquement pour leur usage personnel et celui de leurs amis. Et le quart restant ? Au fil des ans, les jardiniers en herbe sont de plus en plus nombreux à maîtriser parfaitement le sujet, à passer du stade de l’autoproduction à la culture artisanale pour le plus grand plaisir de consommateurs certains de trouver une herbe saine à un prix raisonnable.
Une profession en pleine expansion
L’artisan cannabiculteur réside souvent à la campagne, pratique le cannabis depuis des lustres et produit des variétés qui feraient le bonheur des coffee shops. Il est « normal », prudent, a passé l’âge de se faire contrôler à tout bout de champ et tient à conserver un travail valorisant qui lui permet de fumer à l’œil toute l’année et aussi de mettre un peu de beurre dans les épinards.
Combien sont-ils à vivre du commerce de l’herbe qu’ils ont plantée, récoltée, séchée, manucurée et emballée de préférence sous vide ? Des cannabiculteurs qui accepteraient par ailleurs (quitte à perdre une part de leur revenu) de vendre leur production à des coopératives ou à des organismes officiels après analyse des cannabinoïdes et contrôle phytosanitaire.
Le jardinier du dimanche se distingue du cannabiculteur professionnel par la quantité d’herbe qu’il cultive à l’année. En plein champ, un jardinier expérimenté et vigilant produira en moyenne six cents grammes de fleurs sèches par plante. Après avoir déduit les frais qui vont des engrais aux petites mains rémunérées pour manucurer, il lui suffira d’en rétrocéder cinq kilos pour survivre toute l’année. Qui plus est, avec les petites feuilles récupérées, il produira du haschich maison à l’aide du Pollinator et de l’Ice-o-lator. S’il double sa production, augmentant sensiblement les risques, il gagnera bien sa vie et participera activement à la vie économique de sa région.
Pour en avoir croisé partout lors de mes pérégrinations militantes, l’artisan cannabiculteur est généralement un honnête homme, un commerçant arrangeant qui n’exige pas toujours d’être payé de suite. Il s’est construit un réseau de personnes ordinaires avec qui il entretient des relations de confiance, des gens « qui n’ont pas la gueule à ça » trop contents de s’approvisionner directement à la ferme.
Pas de pitié pour les cultivateurs en herbe !
Nous avons rêvé d’un monde où le peuple de l’herbe formerait une tribu solidaire, où les cultivateurs échangeraient leur savoir comme leurs boutures et organiseraient pour de rire des Cannabis Cups, mais ce temps-là est bien fini.
À cause des policiers qui traquent les parcelles en hélicoptère et des gendarmes qui promènent leurs chiens renifleurs dans les rues des villages ? À cause des ados qui profitent de la nuit pour dérober quelques plantes et en cas de problèmes avec la maréchaussée, dénoncer leur légitime propriétaire ?
Non ! À cause des gangs qui s’intéressent désormais de près aux cultivateurs en herbe, une proie facile. Dans le grand Sud où la pègre est bien implantée, les braquages se multiplient, déclenchant un climat de suspicion et un vent de panique chez les cultivateurs de beuh, lesquels ont déjà fort à faire pour dissimuler leurs activités aux voisins curieux et aux policiers sur les dents.
Qui informe les gangs ? Rémunèrent-ils des gamins pour sillonner la campagne à la recherche de plantations ?
On m’a rapporté que si vous êtes dans une région connue pour être un grenier à beuh, que vous avez le look du fumeur et que votre maison est isolée, vous prenez le risque d’être méchamment agressé par des apprentis gangsters persuadés que vous plantez du cannabis.
Mais le pire est à venir et je l’affirme en connaissance de cause. J’ai été, alors que je rendais visite à un jardinier de mes amis, le témoin oculaire d’un braquage dans les règles de l’art. Quand ils ont surgi de la nuit, portant cagoules et gants, brandissant qui un fusil à pompe, qui une arme automatique, nous avons cru que c’était les flics. Lorsqu’ils ont aboyé l’ordre de nous coucher face contre terre et frappé mon ami à coups de pieds et de crosse, nous en avons douté, mais la suspicion demeure. Ils étaient violents sans pour autant perdre leur sang-froid, avares en paroles mais bien renseignés sur la vie privée du principal intéressé. Avant de décamper, ils nous ont lié les mains dans le dos avec de la ficelle et confisqué nos téléphones. Nous les avons retrouvés le lendemain au fond de la poubelle. Ils sont partis avec la voiture du propriétaire débordante d’herbe en nous assurant que nous la retrouverions sur le parking d’un supermarché. Finalement, ils l’ont brûlée.
Ces agressions sont traumatisantes pour des victimes se sentant totalement impuissantes. Le jardinier à qui l’on a posé un flingue sur la tempe ne porte pas plainte au commissariat, il se tait et rumine. Agriculteur compétent et commerçant honnête, il a tout perdu en quelques minutes.
Il fallait s’y attendre, la prohibition est une aubaine pour les gangs, au détail l’herbe se négocie dans la rue entre dix et quinze euros. Il y a un marché à prendre, quitte à partager avec quelques agents de la force publique corrompus comme ce fut le cas aux États-Unis lors de la prohibition de l’alcool, comme c’est le cas de façon criante au Mexique et comme ce sera bientôt le cas chez nous, la preuve avec les agissements douteux de la BAC-Nord de Marseille.
Les mafias à la manœuvre !
La culture du cannabis à des fins lucratives est désormais une réalité et les gangs sont devenus les alliés involontaires des policiers dans leur traque aux cultivateurs, sauf que les voleurs ne détruisent pas la beuh mais la recyclent.
Si les autorités en charge de la sécurité s’en lavent les mains du style « C’est bien fait pour eux, on ne va pas les plaindre », à la guerre pour le contrôle des quartiers dans les banlieues s’ajoutera la guerre pour contrôler la production locale d’herbe, un marché très juteux. Suite à une agression, les victimes des gangs réduisent considérablement, voire abandonnent, leur activité, un manque à gagner pour les mafias qui pourraient alors les contraindre à cultiver contre un pourcentage et une protection, ce qui nécessiterait en passant de corrompre des responsables de la répression. Mais la mafia sait se montrer généreuse et persuasive. Science-fiction ? Pas si sûr ! Au Canada, par exemple, ce sont les Hell’s Angels qui assurent, de la production à sa distribution, le commerce du cannabis. Et gare à ceux qui ne se plient pas à leur diktat !
Tout comme Stéphane Gatignon dénonce, dans son livre Pour en finir avec les dealers, la politique française en matière de drogues et met en garde contre les mafias prenant le pouvoir en banlieue, à mon tour d’attirer l’attention des autorités sur le statut du cannabiculteur, un acteur économique certes hors-la-loi, mais bien réel et fort utile pour les fumeurs qui refusent de cautionner le marché noir.
Et lorsque les mafias hexagonales auront conquis par la force une part du gâteau, elles se feront la guerre pour le contrôle, à moins qu’elles préfèrent s’associer à la mafia vietnamienne récemment impliquée dans deux affaires : 750 plants saisis à La Courneuve et 3 000 dans une boulangerie abandonnée de l’Aube.
Pour échapper à ce scénario du pire où nous compterons bientôt les morts, qu’on le veuille ou non, le gouvernement n’a pas d’autre solution qu’encadrer la production et la distribution du cannabis.