Dans un paysage saturé par les traitements méthadone, la coke se situe désormais juste derrière le cannabis dans le hit-parade des produits illégaux consommés en Espagne.
La base ou cocaïne-base est en passe de remplacer la cruda, c’est-à-dire la coke normale. Reportage de notre envoyé permanent Speedy Gonzalez, toujours en embuscade au cœur des « scènes ouvertes » de la Péninsule, ces supermarchés de la drogue ouverts 24h/24.
Depuis deux ans, tous les signaux d’alarme – les très nombreux articles de journaux, débats et programmes de télé le démontrent tous les jours – retentissent dans la société espagnole toujours sensibilisée depuis la vague d’héro des années 70-80 qui a fait tant de dégâts. Toute une génération, en gros celle de la Movida, a été décimée, la parano sécuritaire s’est installée chez de nombreux commerçants, et des quartiers entiers furent très touchés. Que ce soit la presse sérieuse ou à sensation, les professionnels de la santé impliqués dans la réduction des risques ou les spécialistes des mouvements sociaux, pour une fois tout le monde est d’accord pour dire que si la consommation de coke n’a cessé de se développer à un rythme très soutenu depuis vingt ans, son explosion depuis dix ans est surtout due à son usage basé. Autrefois réservée à une élite branchée et de connaisseurs, la base (prononcer « bassé » en espagnol) s’est non seulement répandue dans le milieu traditionnel des usagers, mais aussi parmi les jeunes consommateurs. Descente sur le terrain pour essayer d’y voir clair…
L’heure de pointe
Banlieue de Madrid, 18 heures : une longue file de caisses garées sur les bas-côtés serpente le long de la petite route qui passe sous le périph et conduit à l’entrée du Pitis, un bidonville gitan (lire l’article Las Barranquillas, supermarché des drogues version ibérique publié dans le n°31 d’ASUD Journal), véritable « supermarché » de drogues dures ouvert 24h/24. On y trouve toute sorte de bagnoles : celles de « monsieur tout le monde » qui passent inaperçues, les poubelles-sur-roues qui font la cunda (le taxi depuis le centre-ville), et quelques très belles machines genre 4×4, coupés et berlines de luxe (une Jag toute neuve est là avec son légitime proprio bien propret)… Toutes les couches sociales et professionnelles semblent représentées. L’éventail est large. Des camionnettes d’artisans avec la pub pour leur boîte, des transporteurs en tout genre – dépanneuses, livraisons, parfois un gros camion –, des ouvriers entassés à 5 dans de petites caisses, des cadres solitaires de tous niveaux, des jeunes et des moins jeunes, des zonards, des BCBG, des bourgeoises, des prostituées…
Bref, le moins que l’on puisse dire, c’est que le phénomène ne touche pas que les UD traditionnels. Mais voyons de plus près ce qu’ils consomment et comment.
À l’intérieur des véhicules, chacun s’en donne à cœur joie. Mise à part une minorité qui sniffe et les éternels irréductibles de l’arbalète, la majeure partie « chasse le dragon » au speedball sur de l’alu ou fume de la base en doseur.
C’est l’heure de pointe : aux habitués qui vont et viennent toute la journée s’ajoutent ceux qui, rentrant du boulot, prennent leur dose de fin d’aprèm et, dans le meilleur des cas, emportent celle du soir. Après avoir remonté cette cohorte ininterrompue de fumoirs à 4 roues, je me gare sur le terre-plein qui sert de parking aux acheteurs. Une bande de gosses gitans entoure ma caisse pour me demander un clope. Ce sont les plus chiants et il vaut mieux ne pas faire le radin, sous peine d’avoir une mauvaise surprise en revenant (vitre pétée, feu de position éclaté…). L’endroit est très zone : maisons à moitié en ruines ou faites de bric et de broc, décharge à l’entrée, regards durs des payos-acheteurs (Gadjé en caló, la langue des gitans espagnols) ou des gitans-vendeurs (Il y a également des gitans accrocs, surtout à la coke, mais également à la base depuis quelque temps.), le tout plus proche des favelas sud-américaines que des cités, mêmes les plus dures, européennes.
Ne plus avoir à « cuisiner »
J’accompagne mon pote faire ses « courses ». Après quelques mètres, on rentre dans une baraque où la doña nous accueille avec un regard méfiant. Mais son visage se détend quand elle me reconnaît :
« C’est toi ? Qué tal Marqués ? (« Comment ça va Marquis ? ») Cela fait longtemps que t’es pas venu !
— Un an, répondis-je, assez content. Beaucoup de monde ! Tout va bien ?
— On fait aller », réplique-t-elle modeste. Puis elle se retourne pour s’occuper de mon copain, business is business.
À côté de la balance électronique, j’aperçois un gros caillou de 4 à 5g de coke basée, environ 2 g de coke en poudre, et à peine 1g de cheval. Ce qui confirme la tendance du boom du marché de la coke basée. Le prix doit aussi y être pour quelque chose. Que la coke soit cruda (non cuisinée) ou la base faite, le prix est, en effet, le même : 50 € ! La qualité joue également un rôle : une fois la base obtenue, le dealer coupe très souvent le restant de coke en poudre afin de rattraper le manque à gagner dû à la vente de base au même prix. Quant aux quantités relativement faibles présentes sur la table, elles ne doivent tromper personne. Elles ne sont liées qu’à la prudence des vendeurs qui n’ont jamais beaucoup plus, le reste étant caché pas loin de là.
Bien que les mauvaises langues disent que cela n’arrive que lorsque le dealer n’a pas payé sa com aux keufs, il y a quand même des descentes de flics de temps en temps.
Cela ne fait pas si longtemps, 3 ou 4 ans peut être, que les gitans font eux-mêmes la base. Ils se contentaient auparavant de vendre la coke en poudre (et de l’héro, bien sûr). Mais face au succès commercial de certains de leurs collègues qui commencèrent à la baser, ils se sont tous mis à en faire, pour la plus grande joie des consommateurs. Pour baser de la coke deux méthodes sont possibles : avec du bicarbonate (délicat, ne pouvant pas être fait en petites quantités, mais plus sain) ou de l’ammoniaque (enfantin, marche même pour 1/10 de g, mais assez toxique.) Avec la perte de temps que cela représente et même si cela va assez vite avec l’ammoniaque, ces derniers étaient, en effet, tout contents de ne plus avoir à « cuisiner » le matos. En ne réalisant plus eux-mêmes l’opération, ils ne sont plus en mesure de contrôler la qualité du produit, mais ils peuvent aspirer tout de suite la bouffée qui va les mettre à un autre niveau en 1 ou 2 secondes.
La fin totale du paquet et du fric
Une véritable montée en puissance où ils finissent par se sentir si bien, avec une telle pêche, apparemment si lucides : « Tu sais mec, quand je suis stone, je vois tout si clair…» Cette lucidité qui te fait partir dans un monologue ininterrompu, cette pêche qui vire fréquemment à la fébrilité, voire à l’hystérie, cette sensation d’invincibilité qui en a mené plus d’un à se foutre dans de terribles situations, y compris avec la justice… Sans parler de l’angoissante descente qui te fait répéter le geste une fois et encore une autre, jusqu’à la fin totale du paquet et du fric et plus qu’une chose en tête : « Merde, comment j’vais faire pour avoir des thunes et reprendre mon pied ? »
Début d’une longue glissade, qui prend souvent l’aspect d’une dégringolade que bien peu arrivent à contrôler. La base accroche salement. Je n’ai qu’à me regarder 2 ans en arrière : jamais dans mon histoire de toxicomanie de près de 30 ans je n’avais autant morflé. Et aujourd’hui, je vois ces pauvres mecs crades, les joues creusées, le corps amaigri et les yeux enfoncés dans les orbites qui les font ressembler à des vieillards de 30 ans, allant d’une voiture à l’autre pour quémander quelques centimes ou mieux, la précieuse taffe. Je ne parle même pas de ceux qui sont à la recherche de je ne sais quel trésor (fric ou képa) perdu par d’autres, le regard rivé au sol, dans une quête qui tourne à l’obsession. Chasse le passé et il revient au galop…
En sortant du « magasin », je croise plusieurs personnes du centre méthadone (lire l’article Les tribulations d’un « méthadonien » à Madrid paru dans le n°33 d’Asud-Journal) où je suis abonné. L’une d’entre elles s’arrête, me sert la main :
« Que fais-tu là ?, je lui demande, je croyais que tu avais mis le holà ?
— Ben ouais, mais tu sais bien comment c’est : un jour la déprime est la plus forte et tu remets ça, en te disant « cette fois-ci, je n’vais pas déconner ». Et puis très vite, t’es dans la même merde et souvent pire qu’avant ! »
Cet engouement pour la base n’a pas exclusivement puisé sa force parmi les nouveaux usagers et les anciens cocaïnomanes qu’une baisse de la qualité de leur produit favori a incité à baser pour retrouver des sensations perdues. Contrairement à ce qu’affirment les « spécialistes », l’accroissement de ce mode de conso n’est pas seulement dû à ces deux groupes.
Il s’explique aussi par tous ces UD substitués à la métha (le seul produit légalement disponible en Espagne) qui, au bout d’un temps plus ou moins long, dépriment et veulent ressentir quelque chose. Tant pis si cela n’a rien à voir avec les opiacés.
Tant pis si cela les mène à une situation qui n’a guère à envier à celle qu’ils avaient connue lorsqu’ils étaient junkies !
«… les programmes méthadone, véritable pierre angulaire de la lutte contre la toxicomanie. »
Arrivée à point nommé
Une véritable torpille sous la ligne de flottaison de la politique très optimiste affichée par tous les gouvernements (de gauche comme de droite) face au supposé succès des programmes méthadone, véritable pierre angulaire de la lutte contre la toxicomanie. Dans ce contexte, on comprend mieux l’extrême réticence des autorités sanitaires à diminuer les dosages de ce produit en vue d’un sevrage total. La crainte de voir tous ces consommateurs retomber grave explique cette attitude car dans la plupart des cas, les patients n’ont fait qu’ajouter à leur dépendance aux opiacés celle de la coke basée. Petit problème tout de même, tous les patients (abstinents et multiconsommateurs) sont mis dans le même sac !
La base est donc arrivée à point nommé en Espagne pour donner un second souffle à un marché illégal qui était en perte de vitesse en raison du « tout méthadone ». Et on voit bien là les limites d’une politique très libérale en matière de consommation de drogues, qui n’a traité qu’une partie du problème sans avoir la volonté d’aller jusqu’au bout de sa logique : dépénaliser, dans un cadre bien défini, l’ensemble des activités (achat-vente…) qui en découlent. Par ailleurs, au niveau européen, l’Espagne ne pouvait et ne peut pas faire cavalier seul face à ses partenaires, sous peine de se voir mise à l’index. Suivant le précurseur hollandais, sa politique a été courageuse à l’époque car si la plupart des pays se sont aujourd’hui engouffrés dans cette voie, il n’en allait pas de même hier.
Face à cette déferlante de la base qui menace désormais de se propager au « royaume » de Marianne, va-t-on assister à la mise en place d’une nouvelle politique plus audacieuse ou va-t-on se contenter de mesures bouche-trous ?