L’autre jour, je croise deux pêcheurs au bord d’un lac. L’un amorce la ligne, l’autre roule un joint. Je regarde mieux, pas de signes extérieurs d’exotisme ni de branchitude…Un kil de rosé dépasse de la musette, l’œil est placide… Ces deux-là sont de vrais pêcheurs, deux pépères à moustache bien de chez nous, simplement le pétard a remplacé la pipe. D’aucuns pourraient croire que la drogue est devenue un non-objet, un élément de décor habituel de notre société addictogène selon la formule consacrée.
« Je ne sais pas quel lien il y a entre le vin et l’alcoolisme. J’ignore s’il existe… »
Philippe Meyer, France Culture, L’esprit public, Dimanche 05 juillet 2015, 11h 45
Il y a un an, Libération titrait « droguez vous avec modération ! ». Michel Henry pointait l’avènement du cannabis comme drogue de masse et la montée en gamme des nouveaux produits de synthèse sur le web. A l’époque nous répondions « Droguez-vous avec… libération » pour insister sur le caractère libératoire de cette parole d’un grand quotidien de gauche longtemps partagé entre la dénégation en mode «honteuses » et la dénonciation de l’opium du peuple.
« Le darknet, c’est « génial » » nous dit Olivier Peron, journaliste à Humanoïde. Plus sûrs que dans la rue, moins chers et de meilleure qualité, les produits vendus en trois clics sont en passe de renvoyer les dealers au rayon des accessoires vintage. Parce qu’avec Internet, l’absurdité de la prohibition éclate au grand jour, nous dit Pierre Chappard. Le classement d’une molécule comme stupéfiant n’empêche pas sa diffusion et participe quelques fois de sa promotion.
Mais si la vente de drogues sur le Net réduit considérablement le risque policier, il est bon de rappeler que, selon que vous êtes puissant ou misérable, l’usage, l’achat ou la vente d’une substance prohibée n’ont pas les mêmes conséquences sur votre vie. La couleur de votre peau peut devenir un signal qui attire le regard policier, comme nous le racontent les nombreux témoignages du site GDGR. C’est aussi la société addict aux gênes !
Au-delà du risque sanitaire, le risque pénal est celui que la foule des « usagers cachés » craint par-dessus tout. La fouille humiliante, la garde à vue suivie de l’inénarrable « stage de sensibilisation aux dangers de l’utilisation de produits stupéfiants » où des psychonautes de 50 berges, vétérans de toutes les ivresses, se retrouvent à devoir ânonner des « je ne recommencerai plus » devant un addictologue boutonneux.
En 2013, 163 000 personnes ont été interpellées pour ILS (Infraction à la législation sur les stupéfiants). Parmi elles, certains sont des travailleurs sociaux exerçant en Caarrud ou en Csapa. Or, malgré tous nos beaux discours sur la réduction des risques, le cadre réglementaire de ces professions double la sanction pénale d’une sanction professionnelle en cas de délit lié à l’usage de stupéfiants (lire Les usagers-salariés du médicosocial).
Voilà clairement posées les limites de cette banalisation de l’usage de drogues dont on nous rebat les oreilles. Banales, les drogues le sont au quotidien, mais les consommateurs, gibiers de prétoire potentiels, demeurent les contestataires d’un ordre qui reste moral sous des discours sanitaires lénifiants.
Alors sortons du bois, marchons à découvert, éducateurs, journalistes, pêcheurs à la ligne, faisons l’Addicto Pride, fondons les « Narcotiques unanimes » pour redonner un sens commun à cette consommation de stupéfiants dont on veut nous faire croire et nous faire dire qu’elle est insensée.