Vous cherchez un cadeau de Noël intelligent ? Anne Coppel et Olivier Doubre, deux fidèles compagnons d’Asud-Journal, vous donnent l’opportunité de briller en société. Non que la prohibition des drogues soit nécessairement facile à caser entre la dinde et le caviar, mais offrir Drogues, sortir de l’impasse est une contribution discrète et élégante à la lutte contre l’obscurantisme qui sature l’atmosphère médiatique.
Asud : Comment expliquer le retour de « la drogue » dans les médias après « les sept années d’hiver » évoquées dans le livre ?
Anne Coppel & Olivier Doubre : En France, le débat sur la drogue ressemble à un serpent de mer qui resurgit mystérieusement alors que les années précédentes, on n’entendait qu’un seul son de cloche : « le cannabis rend dépendant, il rend fou, il tue sur la route. » Les journalistes français ont relayé l’information en partie parce que le large consensus sur la politique sécuritaire de Sarkozy commençait à s’éroder, mais personne n’avait prêté attention au débat international qui, depuis 2008, a pris un tournant majeur.
Or ce n’est pas un hasard si le débat public en France s’est ouvert en 2009 avec les salles de conso. Dans la santé au moins, ce n’est plus une question d’opinion
« pour » ou « contre » les drogues, on sait avec certitude ce qu’il faut faire. L’OMS comme l’Inserm sont en mesure de proposer des programmes précis pour protéger la santé – ce qui est en principe l’objectif premier de la prohibition ! Il n’y a pas les mêmes certitudes pour la légalisation du cannabis puisque, jusqu’à présent, aucun pays n’a pu le faire. La seule certitude est que la guerre à la drogue mène à une escalade meurtrière. En Amérique latine, les gouvernements sont désormais à la recherche d’alternatives, en commençant par mettre en œuvre les actions qui ont fait leurs preuves. Et en tout premier lieu, la dépénalisation de l’usage de drogues.
Pourquoi et comment le concept de « tolérance zéro » s’est-il peu à peu immiscé chez nous dans les politiques de drogues ? Existe-t-il en la matière une différence entre la droite et la gauche ?
Le concept de « tolérance zéro » a été importé des États-Unis où il est étroitement lié à la guerre à la drogue. Ce n’est pas le cas en France où ce concept a été introduit à la fin des années 1990 dans le débat sur l’insécurité – à droite comme à gauche. Aussi lorsqu’en 2003, Sarkozy a entrepris d’introduire cette politique en France, il a le soutien de la grande majorité des politiques. En 2007, il fait voter une nouvelle loi de lutte contre la délinquance, avec les peines planchers qui, sur le modèle américain, imposent une application automatique des condamnations en cas de récidive.
Étienne Apaire, le très sarkozyste président de la Mildt de l’époque, se donne pour mission d’appliquer cette doctrine à l’usage de drogue. Sa thèse est simple : les usagers consomment des drogues parce qu’ils n’ont pas peur du gendarme puisque la loi n’est pas appliquée. Ce n’est pas tout à fait vrai : même s’il s’agit seulement d’une petite minorité, il y a toujours eu des incarcérations pour usage. Et c’est particulièrement grave pour la détention ou l’acquisition qui sont assimilées au trafic : en principe 4 ans de prison en cas de récidive, même pour 1g ! Ce tournant sécuritaire a été quasi invisible. Le PS ne s’y est pas opposé, d’abord parce qu’il craint d’être accusé de laxisme, mais aussi parce qu’une grande partie est désormais convaincue que « la loi protège ». En fait, ces peines planchers n’ont pas été appliquées de façon systématique… faute de places de prison. Mais l’UMP et le Front national surenchérissent et se proposent d’y remédier… Hollande a bien promis de les supprimer, espérons donc vivement qu’il tienne sa promesse !
Lorsque l’on est un lecteur habituel d’Anne Coppel1, on est surpris de l’importance accordée dans cet ouvrage aux questions purement sécuritaires – au-delà du dossier sanitaire catastrophique de la « guerre aux drogues ». Quel est le sens de cette évolution ?
Le Dragon domestique portait sur l’histoire de la prohibition avec une question : comment sortir du piège de l’escalade de la répression ? Mais, même si la prohibition est sans aucun doute une erreur historique, il faut reconnaître qu’on ne sortira pas de ce système international en claquant des doigts. Il n’y a pas de solution toute faite, pas de « yaka ». La réduction des risques liés à l’usage de drogues a été un premier tournant : sous la menace du sida, la protection de la santé a été prise au sérieux. L’escalade de la guerre à la drogue impose aujourd’hui de prendre au sérieux la question de la sécurité. Personne n’a envie de vivre sous l’emprise des mafias.
Or on voit bien que la lutte actuelle contre les mafias ne fait que renforcer leur emprise et leur violence. Il faut donc faire autrement – dès aujourd’hui –, avec de nouvelles pratiques policières afin de réduire les dommages liés au trafic : la violence, la clandestinité, la corruption.
Il faut aussi développer les expérimentations qui limitent l’emprise du marché noir : prescriptions médicales d’une part, autoproduction ou cannabis clubs d’autre part. On peut espérer qu’à terme, ces différentes expérimentations finissent par aboutir à un changement des conventions internationales. La question que nous posons n’est pas « Quel est le modèle idéal ? »
mais plutôt « Comment enclencher une stratégie de changement ? ».
« La guerre à la drogue est une guerre livrée par l’État aux Noirs et aux Arabes pauvres des banlieues » : peut-on soutenir terme à terme cette transposition dans le contexte français d’un célèbre aphorisme de Michelle Alexander2 ?
Malheureusement oui : la très grande majorité des usagers ou petits trafiquants sanctionnés sont noirs ou d’origine maghrébine. Les Français n’ont pas conscience de ces discriminations raciales ou bien ils pensent que si les Noirs et les Arabes sont plus sanctionnés que les Blancs, c’est que « les trafiquants sont noirs ou arabes », pour citer les sorties nauséabondes d’Éric Zemmour. C’est vrai que les petits dealers de rue se reconnaissent souvent à leur couleur de peau. Parce qu’ils sont en bas de l’échelle sociale, donc souvent issus des minorités « visibles », davantage discriminées dans notre société. Dès qu’ils en ont les moyens, consommateurs et revendeurs utilisent leurs appartements. Tout le monde sait cela !
Or l’expérience américaine montre que les sanctions systématiques des dealers de rue ne limitent pas le trafic, elles en exacerbent la violence en enfermant les minorités dans l’exclusion et la délinquance. Après 31 millions d’incarcérations – dont 90% de « Blacks » et d’Hispaniques –, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a fini par prendre conscience que ces lois étaient la forme nouvelle de la ségrégation raciale.
Faudra-t-il des millions de vies brisées par la prison, la misère et la précarité, pour que les Français prennent à leur tour conscience que cette répression produit une société de plus en plus violente, toujours plus raciste et divisée ? Les règlements de compte à Marseille et ailleurs sont le produit de cette escalade guerrière. Il est possible de faire autrement, c’est une question de choix de société.
La réélection de Barack Obama s’est faite dans une atmosphère un peu désenchantée, notamment dans les milieux antiprohibitionnistes qui avaient placé beaucoup d’espoirs dans son premier mandat. Peut-on espérer une inflexion de l’administration américaine notamment après les référendums pro-cannabis du Colorado et de l’État de Washington ?
Obama a déçu l’espoir des militants, mais sa réélection modifie encore un peu plus le rapport de forces tant national qu’international : le changement ne viendra pas nécessairement de l’administration fédérale, mais les États américains au Nord et, plus encore, les pays d’Amérique Latine ont désormais les mains plus libres. Les états-Unis sont de moins en moins en mesure d’imposer la guerre internationale à la drogue dont ils ont été le maître d’œuvre au cours des dernières décennies.
Donc, lorsque l’Uruguay décide de produire le cannabis qu’il veut vendre, ou que les États andins tolèrent – ou même réglementent – la production de la feuille de coca, aucune instance internationale n’est plus en mesure de les sanctionner. C’est peut-être le début de la fin de la politique internationale de guerre à la drogue… C’est en tout cas un tournant majeur ! Les expérimentations vont se multiplier selon les produits, les régions du monde, les usages, les risques… On peut espérer qu’elles aboutiront à de nouvelles régulations des différents psychotropes – peut-être même dans la prochaine décennie ?
1. Anne Coppel & Christian Bachmann, Le Dragon domestique. Deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue, Albin Michel, 1989 (rééd. La Drogue dans le monde, Points/Seuil, 1991) ; Anne Coppel, Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, La Découverte, 2002.
2. Michelle Alexander, The New Jim Crow. Mass incarceration in the age of colorblindness, N.Y., The New Press, 2012.
Drogues, sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition. Anne Coppel et Olivier Doubre, éd. La Découverte