« Pourquoi n’y a-t-il rien d’écrit, aucun chiffre sur les « enfants de la 2ème génération » et les drogues ? » Cette question m’a été posée en 1994 par Tim Boekhout, un Hollandais qui avait interviewé aussi bien des soignants que des policiers ou des magistrats au Nord de la France. A la question « quelles sont les évolutions de ces dernières années en matière de consommation ? », tous avaient répondu que c’était la diffusion de l’héroïne dans les quartiers d’habitation de ces jeunes dits de « deuxième génération », en langage clair, des arabes.
Impossible, par exemple, de savoir combien d’entre eux étaient en traitement ou en prison. « Pourquoi ce tabou ? » m’a-t-il demandé. « Parce que nous croyons que si on en parle, on va forcément renforcer le racisme », ai-je répondu. Tous les citoyens sont censés être égaux en République française. Bien sûr, les usagers qui sont nés de parents immigrés consomment des drogues pour les mêmes raisons que tout un chacun – autant dire qu’ils sont des êtres humains comme les autres (ou à peu près), mais cette vérité générale laisse penser qu’il y a une vérité éternelle des drogues : « De tous temps, les hommes ont consommé des drogues… » Sans doute ! Mais ils n’ont pas consommé n’importe lesquelles, n’importe comment, à n’importe quel moment de leur histoire.
« Tout le monde en a pris »
La légende prohibitionniste veut que « la » drogue soit tellement bonne qu’elle serait irrésistible. C’est souvent ce que disent les usagers eux-mêmes. Dans un des quartiers d’Orly où j’avais fait une enquête au milieu des années 80, un usager m’a raconté qu’entre 1981 et 1982, « tout le monde en a pris ». « Tout le monde », dans ce cas, c’était son groupe de copains, ceux qu’on appelle « les jeunes du quartier » dont plus de la moitié avait des parents originaires de Maghreb. A l’époque, personne ne connaissait d’expérience les conséquences de la prohibition et de la dépendance, une expérience que ces jeunes ont acquise rapidement. Très vite, les usagers ont perdu le contrôle du marché, mais nombre des dealers de rue qui n’étaient pas censés en consommer ont fini par expérimenter ce qu’ils vendaient. L’offre serait-elle déterminante ? Il est certain que plus les drogues sont accessibles, plus nombreux sont ceux qui en consomment – pour l’héroïne comme pour l’alcool ou le cannabis – mais cela ne suffit pas à comprendre qui sont ceux qui y trouvent ce qu’ils recherchent à ce moment de leur vie. Ceux qui ne trouvent pas leur place, qui refusent la place qu’on leur a attribuée ont bien des raisons particulières de consommer des drogues.
Je crois qu’il ne faut jamais oublier que les drogues licites ou illicites sont des psychotropes c’est à dire qu’elles modifient l’état de conscience. On peut en prendre pour changer d’état d’esprit, voir le monde en rose, au lieu de le voir en gris ou en noir ; on peut aussi en prendre pour s’oublier soi-même, parce que l’on ne sait pas qui on est, ou pour devenir quelqu’un d’autre, pour se changer soi-même.
Drogues de passage
Lorsqu’il est parti au Mexique pour être initié au peyotl, Antonin Artaud voulait « tuer le vieil homme », enfermé dans l’héritage judéo-chretien, pour accéder à un autre lui-même, libéré des contraintes sociales. Il y a toutefois une grande différence entre les usages rituels des sociétés traditionnelles et les usages des Occidentaux, car dans les usages rituels, le chemin de retour était balisé : on savait à quoi devait aboutir le changement. Les drogues psychédéliques étaient utilisées comme « drogues de passage », lors de fêtes rituelles, lorsque le berger devait se transformer en guerrier, lorsque l’enfant allait devenir un homme, lorsque le shaman devait communiquer avec le monde des morts, pour qu’un malade retrouve le chemin de la vie. Ces usages n’étaient pas contrôlés au sens moderne du terme, car les hommes qui en consommaient cherchaient à perdre le contrôle d’eux-mêmes, mais ces usages étaient limités dans le temps et les hommes savaient quel nouveau rôle ils devaient assumer. Dans la société occidentale, l’alcool est le seul psychotrope autorisé pour ces usages ritualisés, pour faire la fête ou entrer en guerre. L’abus et même l’ivresse reste acceptable si elle est limitée à des circonstances précises, un mariage, la fête de la bière, le nouvel an. L’abus d’alcool est devenu une maladie « l’alcoolisme », au 19 e siècle, avec la révolution industrielle, lorsque ces nouveaux ouvriers ont noyé dans l’alcool la culture paysanne dont ils avaient hérité. La culture ouvrière a progressivement inventé ses régulations, c’est à dire ses façons de boire.
Dès lors, ces usages n’avaient plus une fonction de passage entre deux cultures, mais servaient à supporter les dures contraintes imposées à l’usine. Il en est de même des peuples autochtones. L’alcool, drogue de l’Occident, a été et est toujours meurtrier avec l’anéantissement de leur culture d’origine. Ceux qui peuvent réguler son usage, sont ceux qui parviennent à vivre la situation de double culture où ils se trouvent désormais, ce qui implique la construction de nouvelles identités.
Une porte de l’Occident
Les années 80, années « no futur », ont contraint une nouvelle génération à des changements rapides, dont personne ne pouvait dire où ils allaient aboutir.. Ces années-là ont été particulièrement violentes pour les fils d’immigrés, dont la République française exige qu’ils soient des « citoyens comme les autres », alors que les portes de l’intégration se fermaient. Quand les parents sont disqualifiés, que l’on ne sait plus qui l’on est, les drogues peuvent apporter une double réponse, avec l’oubli de l’identité reçue en héritage, mais aussi en s’ouvrant à une nouvelle aventure.
L’héroïne a pu ouvrir une porte de l’Occident, une porte arrière qui n’en est pas moins au cœur du fonctionnement de cette société, ne serait-ce que parce que acheter, consommer ou vendre exige de comprendre comment fonctionne le marché, qui est l’autre et à qui se fier. Bloodi, le junky des années 80, ne cherchait pas de réduire les risques, il n’avait qu’une idée en tête, « toujours plus ! » .
C’était un extrémiste et l’usage a été meurtrier, mais dès la fin des années 80, les rescapés savent au moins qu’ils veulent vivre. C’est un premier terme à un parcours où la vie a été mise en jeu. A cet égard, les traitements de substitution sont arrivés au bon moment. S’ils avaient été accessibles plutôt, il y aurait eu certainement moins de morts, mais les usagers n’étaient pas demandeur de soin, et on peut penser qu’ il y aurait eu aussi plus de détournements. Au tournant des années 90, le « tox » est devenu un « usager de drogue », aussi responsable de ces actes que tout un chacun. La fonction de passage de l’héroïne a abouti à la création de cette nouvelle identité.
Dans les années 80, les usagers de parents d’immigrés n’étaient pas seuls à devoir s’inventer eux-mêmes. D’autres minorités comme les homosexuels expérimentaient eux aussi de nouvelles identités, qui les ont fait sortir de la clandestinité pour devenir des citoyens avec les mêmes droits que les autres, sans pour autant se soumettre à une norme unique de comportement. Mais les Français se méfient de ces appartenances minoritaires, taxées de « communautarisme ». Jusqu’à présent, on n’a pas cherché à comprendre quelles significations pouvaient avoir les consommations de drogues de ces minorités ; on s’est contenté de les stigmatiser et de les réprimer. La médicalisation est certainement une approche plus humaine, mais elle ne suffit pas : homme ou femme, nous avons tous besoin de comprendre notre histoire.