Amies lectrices, amis lecteurs, Asudiennes, Asudiens, ivrognes invétérés, communistes, jet-setteuses, intermittents du spectacle, femmes de mauvaise vie, pigistes de Valeurs Actuelles, bref vousqui savez qu’en France, les drogués ont un journal, nous vous saluons. Ceci est notre cinquantième numéro.
La petite bande de tox réunie un soir d’hiver 19922n’était pas censée durer et encore moins perdurer. Décimés par le sida, surveillés par la police, dégagés en touche par les gens sérieux – « c’est quoi ce Journal des drogués heureux ? » –, notre survie économique, sociale et politique tient du miracle, une formule magique en trois lettres dont le sens reste obscur au plus grand nombre : RdR, la politique de réduction des risques liés à l’usage de drogue. Aujourd’hui, tous les acteurs du soin la revendiquent. Appelée « réduction des dommages » par certains, camouflée en prévention secondaire par le lexique médicosocial (cf) cette politique – car il s’agit d’une politique – n’est plus contestée par personne. Et pourtant, la distorsion qui continue d’exister entre son principe fondamental et la législation pénale constitue probablement la meilleure des raisons pour continuer à nous battre.
Prenons un exemple concret : pour ce cinquantième numéro, nous avons choisi de tester et de vous présenter cinquante produits licites ou illicites. Ce choix éditorial pose avec limpidité tous les termes d’un débat qui sépare notre définition de la réduction des risques de sa dénomination officielle, définie par la loi de 2004. Notre réduction des risques flirte dangereusement avec les limites posées par l’article L 3421-4 du code de la santé publique, qui punit la provocation à l’usage, et pour cette raison, nous avons besoin de l’aide de nos plus proches alliés : les professionnels de l’addictologie.
Usages, abus et dépendances. Le célèbre triptyque du professeur Parquet, rendu public dans un rapport cosigné par Michel Reynaud3, résume à la fois les enjeux et les limites de ce « pacte addictologique » passé entre l’État et le système de soin. Cela ne va pas faire plaisir à tout le monde, mais Michel Reynaud n’est pas loin de représenter l’équivalent contemporain de ce que fut le Dr Olievenstein dans les années 70 (tiens, le temps se gâte du côté de Toulouse4). Olive était le pape de la toxicomanie, Michel Reynaud est un peu le pape de l’addictologie. Mais à l’heure des coupes sombres, il lui faut partager cette papitude avec une constellation de papounets et d’antipapes qui n’existaient pas, ou moins, aux temps bénis de l’invention du toxicomane. À ce détail près : le positionnement des deux figures est incroyablement symétrique.
Leur doctrine est fondée sur un triptyque simple, intelligent, dont la fonction est essentiellement diplomatique. Pour Olive, c’était la rencontre « d’un produit, d’un individu, et d’une histoire », pour Michel Reynaud, c’est le déjà cité « usages, abus et dépendances ». Tous deux contournent habilement le cœur du problème posé par « la drogue », laissant ainsi toute latitude à la police et aux douanes, les vrais spécialistes, de continuer à exercer leur art sans souci éthique superflu. Aujourd’hui comme hier, le pôle répressif se moque comme d’une guigne des spéculations intellectuelles des mandarins de l’addictologie. Ils se contentent d’un syllogisme mis en vogue par notre dernier Drug Czar : la drogue c’est dangereux, d’ailleurs c’est interdit. Enfin, et ce n’est pas le moindre des paradoxes à quarante années de distance, nos deux figures pontificales finissent par souffler une petite brise discordante vis-à-vis du pouvoir. Rappelons que le Dr Olievenstien a tenté tardivement de revenir sur l’interdiction de vente des seringues, sans grand succès il est vrai. De son côté, le Pr Reynaud prêche de plus en plus ouvertement pour une réforme de cette bonne vielle loi de 70 mise en musique avec l’aval de son prédécesseur5.
Cette petite brise est-elle destinée à devenir tempête ? Les cinquante produits testés et présentés par Asud dans ce journal franchissent délibérément les limites instituées par le « pacte addictologique ». Comme hier le « soin aux toxicomanes », le pacte addictologique, c’est un peu la trahison des clercs. Aujourd’hui comme hier, nous autres consommateurs de drogues avons besoin du soutien de ces personnalités qui nous soignent, nous accueillent et la plupart du temps, veulent notre bien (coup de tonnerre du côté de Marseille cette fois6).
Mais à la toute fin, ils nous trahissent. En 1970, le slogan olievensteinien de rencontre entre « un individu, un produit et une histoire » avait subrepticement évacué le produit pour ne retenir que l’individu et son histoire (généralement racontés sur un divan), au point de bannir de la clinique des toxicomanes toute référence aux effets des drogues ou à la question posée par leur interdiction. Aujourd’hui, « usages, abus et dépendances » connaît approximativement le même travers. Seuls les deux derniers termes sont l’objet d’une véritable clinique.
L’usage, notion cruciale partagée par des millions de consommateurs, est laissé au bon soin de la maréchaussée ou… d’Asud.
La dépendance est en train d’étouffer ce droit à l’usage qui est pourtant implicite dans l’énoncé du triptyque Parquetto-Reynaldiste. Contrairement à ce que croient les autorités, rassurées par le caractère scientifique de l’addictologie, c’est l’usage qui est au cœur du « problème de la drogue ». C’est l’usage qui génère les millions d’euros de profit, pas la dépendance, ni même l’abus7.
C’est l’usage qui intéresse les jeunes consommateurs et rend le discours classique de prévention totalement inopérant, justement parce qu’il ne parle que de dépendance comme le démontre le mouvement Youth Rise. Enfin, c’est l’usage qui pose le problème dans sa dimension sociologique et sécuritaire, comme le souligne Anne Coppel avec sa sagacité habituelle.
Asud est donc condamnée à défendre cet usage, courant, classique, BANALISÉ – le mot interdit qui vous vaut un contrôle urinaire instantané. Avec les amoureux et les poètes, nous savons que l’ivresse est un trésor caché qui mérite d’être défendu, analysé, socialisé. Si la dépendance et l’abus sont à juste titre dénoncés comme des nuisances, l’équilibre voudrait que l’usage, convivial ou solitaire, soit innocenté.