En anglais, pharmacie, c’est drugstore, le magasin de drogues. S’il est un lieu où les drogués devraient se sentir à l’aise, c’est là où l’on vend pilules, cachets, poudres… et seringues, même si c’est trop souvent le royaume de la pince à épiler ou du régime minceur. Retour avec Pierre Demeester sur cette clientèle « particulière ». Docteur en pharmacie, il a exercé pendant 21 ans rue La Fayette à Paris, à deux pas de la gare du Nord et deux jets de « caillou » de la scène du crack, un périmètre de la capitale très « prisé » par les tox et les SDF.
Quelle vision avais-tu de la toxicomanie au moment de ton installation ?
Aucune, en dehors des idées toutes faites. Cette « population » était plutôt éloignée de mon champ de vision. Bien élevé dans un milieu protégé, je n’avais jamais vraiment été en contact avec le monde toxico. Pour tout dire, avant ma 4ème année de fac, je n’avais jamais vu un joint ni de près ni de loin. Ce n’était pas mon univers.
Quels ont été tes premiers contacts professionnels avec des tox ?
Cinglants et rapides. J’ai repris la pharmacie en juillet 1985 et fin août, j’avais déjà été braqué 2 fois. Pour de l’argent, bien sûr, et par des toxicos (2 fois les mêmes !). J’emploie volontairement le terme toxico, car je n’en avais pas d’autre, et je ne le trouve pas spécialement dévalorisant.
À quel moment t’es-tu rendu compte que ta pharmacie était plus volontiers que d’autres visitée par des clients un peu « space » ?
Dès les premiers jours, le nombre de « clients Néo-Codion® » m’a vite fait comprendre le quartier. L’arrivée des ordonnances de Subutex®, et avant ça de Temgesic®, était donc logique et même souhaitée. Par contre, l’image de la méthadone étant mauvaise, je refusais systématiquement les ordonnances. C’est le rapprochement avec l’Espace Murger, le CSST de l’hôpital Fernand Widal, qui m’a fait changer d’avis. Le contact avec l’équipe soignante a été déterminant dans mon approche de la délivrance de produits de substitution.
Que voudrais-tu dire aux pharmaciens débutants qui seraient effrayés à l’idée d’honorer des ordonnances de Subutex® ?
Il n’y a pas grand-chose à dire à ceux qui refusent pour des raisons professionnelles, c’est-à-dire qui veulent exploiter leur pharmacie dans un environnement social aseptisé. à ceux qui sont plus ouverts, mais qui ont peur du milieu toxico et de son impact sur le reste de la clientèle, je peux dire que cette population est aussi hétérogène et variée que n’importe quelle autre et qu’il n’est pas aussi difficile qu’on le croit d’y faire le tri. Y’a des gentils et des méchants, des sympas (même des très sympas) et des casse-pieds, des malades qui se soignent, et des malins qui profitent. On peut leur faire comprendre que la relation pharmacien/usager doit rester dans un cadre extrêmement réglementé, que les dérapages ne sont pas longtemps tolérés. Et tant pis pour les méchants et les profiteurs. Les casse-pieds, on a l’habitude, on en a déjà plein dans le reste de la clientèle.
Bref, quand on délivre du Subutex®, on ne fait pas que subir, on choisit aussi le type de relation que l’on souhaite. La qualité de l’équipe officinale est également déterminante. Il faut que chacun travaille à l’unisson, tout en étant autonome, mais soutenu en cas de difficulté. On a tous nos petits clients favoris, et c’est très bien comme ça.
Peut-on (mieux) gagner sa vie en acceptant les ordonnances de substitution ?
Certainement, mais il y a des choix à faire. Tout dépend du nombre d’ordonnances que l’on voit passer par jour. Si la mamie qui vient chercher ses Valda 2 fois par semaine se cogne systématiquement à un gus au look zarbi, elle risque de changer de crèmerie rapidement.
Il ne faut pas oublier qu’une pharmacie est un gros investissement financier qu’il faudra revendre un jour. L’acquéreur va éplucher les ventes (les temps ont changé…) pour savoir ce qu’il achète, et il sera difficile de céder une officine qui vend « trop » de Subutex®. Le chiffre d’affaires gagné d’un côté peut se perdre de l’autre.
Comment refuser de vendre en cas de falsification évidente ?
C’est variable, ça dépend depuis combien de temps le mec galère pour se faire servir. S’il est carrément en manque, ça devient chaud. La chose la plus importante, c’est qu’il ne faut pas avoir de position de principe, genre « hors de question de céder », et prendre le type ou la fille c’est plus rare de haut. C’est comme ça que ça tourne mal si le gars est décidé. Il faut être ferme, mais toujours expliquer la raison du refus. Le plus important en cas de lourde insistance, c’est de lui trouver une solution. Si le type se rend compte qu’on n’en a pas rien à foutre de son cas, c’est déjà presque gagné. Et même si on ne trouve pas de solution (y’a des cas sociaux parfois…), je suis déjà « moins con que les autres » pour avoir cherché à l’aider, et donc mieux respecté. Mais certains jours, on est mal embouché, pas du tout patient, on s’énerve un peu trop, et ça tourne mal.
Quels conseils donner à quelqu’un qui est engagé dans un rapport de force avec un usager ?
Fermeté, mais humilité. Ne jamais « jeter » la personne, savoir céder s’il le faut, et délivrer l’ordonnance. Il faut savoir lâcher, même un « Ropinol, quat comprimmé par jour pandan 1 moi », prescrit par le Dr Guettotrou, gynéco-obstétricien à Pointe-à-Pitre…
Pourrait-on imaginer un rayon spécial « tox » (avec seringues, Stérimar®, Stéribox®, Stérifiltre®, kit sniff, dépliants Subutex®, etc…) comme il y a un rayon capotes ?
Une pharmacie n’est pas un coffee shop. Pourquoi pas un Steribox® offert pour l’achat de 2 Néo-Codion® ? Mais s’il y a de la place pour une zone confidentielle dans l’espace client, pourquoi pas.
Y a-t-il une certaine distance professionnelle à conserver, et si oui, quels sont les signaux annonciateurs du franchissement de la ligne jaune ?
Il y a toujours une barrière professionnelle à conserver. Bien sûr, il n’est pas interdit de se faire des amis, mais alors ce ne sont plus vraiment des clients. Il faut garder une certaine autorité pour bien gérer les situations. Chacun à sa place, et respect mutuel. Trop de complicité ou de confiance, et c’est souvent le dérapage. On avance une boîte, puis 2, et ça part en vrille. Donc respect des règles de délivrance, même si on se trouve sympa…
Quel a été ton plus grand stress ?
J’ai une jolie photo de moi avec 2 yeux au beurre noir qui en témoigne douloureusement. Une ordonnance refusée pour un motif que je trouve maintenant futile (date d’ordo périmée), le type s’énerve vraiment, moi aussi, les flics débarquent, le sortent difficilement, et le laissent partir. La voiture de police reste un petit moment devant l’officine au cas où et… part. Cinq minutes plus tard, le gars revient fou de rage, fait le tour du comptoir et… boum. C’est le métier qui rentre, j’ai tout fait de travers. Une autre fois, un tox rentre dans l’officine, il vient de s’ouvrir les veines du poignet dans un coup de déprime. Ça pisse le sang de partout à gros jets. Je me jette dessus pour faire un point de compression et limiter l’hémorragie en attendant les pompiers. Dans l’urgence, je ne prends pas de précautions, pas de gants, rien. J’ai du sang un peu partout. Rien de grave, mais gros flip quand même.
Un souhait d’évolution de la réglementation concernant les stupéfiants ?
Pas d’assouplissement sur les règles de délivrance, il faut rester dans un cadre strict qui limite les excès. Par contre, il faut changer les obligations de gestion des stups par les pharmaciens. Ras-le-bol des registres, balances de stock, inventaires, fractionnements, et autres galères. On n’a vraiment pas que ça à faire, et ça retient les trop rares pharmaciens qui voudraient se lancer dans l’aventure.
Nom d’un pharmacien !
Ça y est ! Après le redoutable marathon législatif habituel Assemblée Nationale / Sénat / re Assemblée Nationale, le PLFSS ou Projet de loi de financement de la sécurité sociale a été enfin voté par les sénateurs. La Chambre haute a donc clos les incertitudes entretenues sur la légalité de ce satané nom du pharmacien, inscrit en toutes lettres et EN TOUTE ILLÉGALITÉ, sur de nombreuses ordonnances de traitement de substitution.
Résumé des épisodes précédents : jusqu’à aujourd’hui, le fait d’inscrire le nom d’un pharmacien sur une ordonnance relève de ce que la loi française condamne sous le savoureux vocable de « compérage » : entente délictueuse entre deux professionnels en vue de tromper les pratiques. En l’espèce, les deux « compères » sont le médecin d’un côté, le pharmacien de l’autre, tous deux, facteur aggravant, dépositaires d’une mission de santé publique. Le « compérage » est alors matérialisé par l’impossibilité où se trouve le consommateur de buprénorphine ou de méthadone d’aller dépenser son argent chez tel ou tel commerçant – quitte à changer d’avis au dernier moment. C’est précisément cette liberté qui est visée par le projet de loi voté par les sénateurs, et qui stipule l’obligation pour le médecin de mentionner le nom du pharmacien sur l’ordonnance.
Pour devenir une réalité tangible dans la vie des usagers, ce projet de loi doit désormais faire l’objet d’un décret d’application. Un décret actuellement sur le bureau du ministre, autant dire qu’il est à la signature. Nous avons déjà protesté, officiellement et à plusieurs reprises, contre ce qui nous semble être une erreur de méthode. Le souci, louable, d’aplanir les difficultés réelles de communication entre usagers et personnel des officines risque, en effet, de déboucher sur l’accroissement des quiproquos et des inévitables disputes qui devrait en découler. Car s’il est souhaitable que le prescripteur établisse un contact téléphonique avec le pharmacien désigné, faire de ce préalable une obligation, risque d’augmenter considérablement les sources potentielles de conflit. Les patients, lâchés dans la jungle officinale en quête d’un professionnel compatissant vont donc devoir se rabattre sur des pharmacies « labellisés », ayant leur nom dûment mentionné. Quid de l’inattendu, de l’improvisation, du départ en vacances ou en week-end amoureux, de l’enterrement de la grand-mère, de l’engueulade avec le nouveau préparateur ? Notre inquiétude est partagée par de nombreux pharmaciens dont Jean Lamarche, président de l’association Croix verte et ruban rouge.
En matière de réglementation aussi, le mieux peut être l’ennemi du bien.