Usagers du sexe et travailleurs de drogues, unissons-nous ! Les putes et les drogués doivent se donner la main pour une raison simple : nos ennemis sont les mêmes, des bien-pensants qui veulent nous sauver de la déchéance… en nous refusant l’essentiel : le droit de vivre en citoyen.
Dodo la saumure, traite des (Russes) blanches, reportages glauques au bois de Boulogne, putes et macs, trans… On se croirait revenu au temps de Gabin dans un film de Lautner dialogué par Audiard : « un p’tit bordel au nord de Saigon », « Lulu la Nantaise », etc. Sauf qu’on rit moins. On ne se marre même plus du tout. Danielle Bousquet (PS) et Guy Geoffroy (UMP) ne font pas dans le genre rigolo. Ces deux députés ont proposé aux parlementaires une initiative visant à la pénalisation des clients des prostitué(e)s, la première étape d’une marche assurée vers la prohibition du sexe tarifé. Planqué derrière les habituels arguments pleurnichards de lutte contre le trafic des êtres humains, leur fonds de commerce est le terrain de chasse des réactionnaires de toujours : la défense de la morale publique.
Vache à lait ou bouc émissaire
Lorsque l’on est usager de drogues et que l’on a toute sa vie enduré les oukases des « amis-qui-veulent-faire-notre-bienmalgré-nous », on reconnaît une petite musique familière. Pénaliser le client des prostitués, c’est brandir l’étendard du féminisme combattant pour protéger les pauvres travailleur(euse)s du sexe. Les toxicos bénéficient du même type d’empathie depuis de longues années. Sous prétexte de les protéger de l’emprise des méchants dealers, une cascade de dispositions draconiennes est par exemple venue aggraver tous les délits de partage ou de revente. La figure de l’usager-revendeur est aujourd’hui un classique de nos prisons et la vie des tox est encore plus compliquée.
Appliqué au domaine de drogues, le principe de pénalisation des clients dégage un signifiant très fort. En langage policier, ça se dit « faire du crâne ou du shiteux ». En termes pratiques, ça signifie contrôle au faciès, garde à vue, insécurité massive au moment des transactions, donc violences, arnaques, clandestinité. La pénalisation du client amateur de substances illicites est une histoire dont Asud-Journal a fêté les quarante ans (voir n°46). Un incontestable succès dont on peut quotidiennement mesurer les avancées dans les lieux de deal improbables que sont les caves, les souterrains, les terrains vagues. Autant de conditions qui, certes, « pénalisent le client » mais n’ont jamais nuit au commerce florissant des stupéfiants. C’est une vérité universelle qui se vérifie partout dans le monde.
En matière de prostitution, la pénalisation des clients ne saurait avoir d’autre conséquence que de pourrir un peu plus la vie des principales concernées. Caves, souterrains, terrains vagues sont également les lieux de prédilection de ce commerce devenu illicite sous la pression des ligues de moralité. Le parallèle entre la scène des drogues et celle des relations sexuelles tarifées est frappant. Dans les deux cas, l’offre et la demande existent et ne datent pas d’hier (qui a dit que dealer était le plus vieux métier du monde ?). Dans les deux cas, la morale, l’histoire et la géographie se sont donné la main pour pénaliser ici ce qui est toléré ailleurs, voire sacralisé un peu plus loin. Dans les deux cas, le pouvoir dominant trouve toujours l’occasion de taxer ou de stigmatiser, c’est-à-dire de tirer profit d’une manne qu’il sait ne jamais devoir se tarir.
Face à l’histoire, drogués et putains ont le choix entre incarner la vache à lait ou le bouc émissaire, voire les deux à la fois.
Victimes obligatoires
Ce qui est fondamentalement contesté par nos censeurs, c’est l’évocation du caractère délibéré, libre et consenti de l’usage de drogues et de la prostitution. Les putes comme les tox comptent des occasionnel(le)s, des récréatif(ve)s et des… dépendant(e)s. Comme le dit Morgane Merteuil, la présidente du Strass (voir p.12), pourquoi nier l’existence de professionnel(le)s qui décident tout à fait librement d’échanger du sexe contre une tarification adaptée au service ? En matière de drogues, Asud est depuis toujours confronté au même préjugé. Si les drogués sont tolérés dans une posture de victimes repentantes ou de malades chroniques, toute autre attitude semble au mieux provocatrice, au pire incitative, donc quasi criminelle. Rappelons pour mémoire la vindicte de certains médias, classés très à droite, à l’encontre de notre slogan en forme de clin d’œil : « Le journal des drogués heureux ! »
Nous savons que les consommations, y compris celles des jeunes, partent d’une demande volontaire, consciente et la plupart du temps, raisonnable, c’est-à-dire susceptible d’être raisonnée. La logique voudrait qu’une telle demande soit systématiquement corrélée à une offre saine, rationnelle, garantie par la loi. Mais en créant des zones d’insécurité, l’interdiction des drogues et du sexe tarifé jette le trouble sur le caractère libre et délibéré de l’offre et de la demande, et prend argument des effets qu’elle produit pour les présenter comme la cause du problème. L’insécurité, c’est la voie royale des prédateurs, macs ou dealers. C’est le paradoxe de cette police des mœurs. Putes et drogués sont arnaqués, battus, volés, violés, brutalisés dans le no man’s land d’une loi qui prétend vouloir leur bien. Pour faire bonne mesure, ils connaissent aussi la matraque des pandores, histoire d’oublier toute velléité d’aller pleurer au commissariat. Qui a jamais vu un drogué porter plainte après avoir acheté trois grammes de farine ou une pute dénoncer un mauvais payeur pour viol ?
La peur du plaisir
La prohibition est la niche d’un démon familier : la peur du plaisir, surtout s’il s’agit du plaisir des autres. Ce Belzébuth draine toujours un cortège d’âmes vertueuses en mal d’édification souvent inspirées par le clocher, la synagogue ou le minaret. Avec successivement la religion, les bonnes mœurs et aujourd’hui, les normes sanitaires comme paravent pour justifier leurs anathèmes. Toujours dégoulinantes de bons sentiments à l’égard des plus paumés d’entre nous, mais dont la sollicitude s’évanouit brusquement face aux misérables qui refusent d’être sauvés.
En matière de sexe, le graal, le nirvana, c’est l’abolition légale de l’échange consenti de rapports sexuels tarifés entre deux adultes consentants. En matière de drogues, la première étape du programme d’interdiction totale de vendre et de consommer a déjà été franchie. Reste le fantasme ultime, la castration stupéfiante : l’interdiction du désir de drogues, l’assèchement définitif de la demande par des moyens chimiques ou chirurgicaux. Ce n’est pas du Philip K. Dick : des spécialistes russes ont déjà pratiqué des trépanations et les Américains sont toujours sur la piste d’un vaccin universel antidrogues.
La phobie des plaisirs inconnus, tel est le secret de cet acharnement. Sexe et drogues forment un tandem irrévérencieux, propice aux excès divers et aux transgressions, face auquel le couperet législatif sert de caution aux puritains, au mépris de la plus élémentaire exigence de liberté. Quelle loi intemporelle et sacrée justifie l’interdiction de consommer un soupçon de cannabis ou une grosse ligne de coke lorsqu’on est seul, adulte et conscient dans son appartement ? À quelle autorité métaphysique faut-il s’adresser pour connaître la date du divin décret ayant décidé que les rapports sexuels entre adultes consentants devaient obligatoirement être soustraits de tout enjeu financier ?
Toutes nos valeurs, toute notre culture basée sur la glorification de la liberté individuelle qui ne nuit pas à autrui, plaident, bien au contraire, pour une légalisation des drogues dans un contexte de réglementation sévère. Et dans le même ordre d’idées, pour une organisation des rapports sexuels tarifés entre adultes consentants basée sur les principes élémentaires de la citoyenneté.