Troisième médicament de substitution autorisé en France après la méthadone et le Subutex®, le Suboxone® est dans les bacs depuis le 17 janvier 2012. L’indication de ce nouveau traitement, voire son principe neurobiologique, soulève depuis longtemps des interrogations légitimes. Retour sur une molécule controversée.
En 1999, la présentation du Suboxone® avait déjà mis la patience des militants d’Act Up à rude épreuve et provoqué le « zap » de la Commission nationale des traitements de substitution. Chaises renversées, noms d’oiseaux, montée d’adrénaline : le Suboxone® est le premier médicament de substitution – et à ma connaissance le seul – à avoir déclenché l’ire des militants antisida. Principal reproche fait à cette nouvelle molécule : être un instrument machiavélique conçu pour punir les méchants toxicomanes qui injectent le Subutex®. Et si le dossier d’accusation a un peu évolué sur la forme, il n’a pas varié sur le fond. Lors d’un vote sur l’opportunité de mettre sur le marché ce nouveau médicament, le même vice de conception est en effet rappelé quelques années plus tard par la Commission addictions. Douze années de polémiques qui contraignent aujourd’hui le laboratoire RB Pharmaceuticals (qui a repris à Schering-Plough la production du médicament) à de déchirantes révisions en matière de communication.
Un sulfureux cocktail
Comprendre le fondement de ce dossier à charge nécessite un peu de cuisine neurobiologique. Le Suboxone® est un mélange de Subutex® (Subo) et de naloxone (xone). La naloxone est un antagoniste des opiacés, c’est-à-dire un agent nettoyeur spécialement conçu pour évincer toute substance dérivée de l’opium des récepteurs cérébraux. Le reproche majeur fait à ce cocktail chimique inusité est sa finalité essentiellement coercitive. Si le médicament est consommé « normalement », par voie sublinguale, la naloxone, directement éliminée par l’appareil digestif, n’a aucun effet sur l’organisme. Mais si un chevalier de la pompe ou un adepte du sniff s’avise de marcher en dehors des clous, la sanction tombe : la naloxone se libère, occupe les récepteurs et prive instantanément le transgresseur de toute sensation opiacée.
Dans son principe même, l’ami Suboxone® révèle donc une certaine duplicité. Un processus chimique paradoxal et antinomique avec les principes habituellement appliqués par la réduction des risques. Qu’elle soit physique, psychique ou neurobiologique, la contrainte est en effet dommageable au travail de responsabilisation des usagers de drogues. La RdR a de plus pour objet d’atténuer, dans la mesure du possible, les nuisances qui cernent les usagers au quotidien. Seringues stériles, substitution, petit matériel d’injection, tout est pensé pour éliminer les risques infectieux, les « poussières », les surdoses, tout facteur de dommage dans l’environnement immédiat des consommateurs d’opiacés. Or sur ce terrain, le Suboxone® est à contre-courant. Il introduit une menace diffuse en frappant au portefeuille de leurs sensations opiacées les usagers non-conformes, les rebelles, les mal-pensants.
La foi du charpentier
Pour ne rien arranger, la communication entamée par Schering Plough dans les années 2000 ne fut pas des plus subtiles. Le Suboxone® était censé remédier à tout : plus de marché noir, plus de détournement. Cette foi du charpentier dans les pouvoirs rédempteurs de la chimie sur le cerveau n’a fait qu’inquiéter la majorité des acteurs de santé publique. Malgré une certaine méfiance liminaire, Asud, qui prétend défendre tous les patients (les bons comme les mauvais), reconnaît aujourd’hui les mérites de la buprénorphine. Cette molécule représente un outil efficace pour instaurer un lien durable entre les usagers et le système de soins. Va-t-on courir le risque de saper les fondements d’un système qui a fait en quinze ans la preuve de son succès ? Que sait-on exactement des conséquences à long terme du remplacement du Subutex® par le Suboxone® ?
Apparemment conscient de l’image sulfureuse du slogan « médicament antishoot », RB Pharmaceuticals se défend de vouloir l’imposer à tous les patients mais recommande en même temps aux prescripteurs de le proposer systématiquement lors des nouvelles inclusions. Dans une dépêche du 17 janvier, l’Agence de Presse Médicale rapporte les propos du directeur médical du laboratoire : « Dans les pays qui disposent des deux spécialités, Subutex® et Suboxone® sont utilisés à parité après trois à quatre ans. » Compte-tenu du succès de la buprénorphine dans notre pays, la proportion de patients français qui devraient sur cette base progressivement intégrer le Suboxone® risque d’être significative1.
Le syndrome de la chauve-souris
S’il n’est pas question de nier le douloureux problème de l’injection de buprénorphine, avec son lot d’abcès, phlébites et autres nécroses des veines, qui constitue une préoccupation majeure de santé publique, nos doutes portent sur l’efficacité de la solution proposée. Des études australiennes et finlandaises confirment que, comme son frère aîné Subutex®, le Suboxone® finit par intégrer le panel des drogues proposées au marché parallèle.
L’introduction de naloxone dans un cachet susceptible d’être un jour consommé pour se défoncer représente donc un danger objectif supplémentaire pour les injecteurs d’opiacés. D’autres groupes d’autosupport évoquent ainsi de nombreux cas d’usagers injectant le Suboxone® dans des conditions tout aussi déplorables, voire encore plus dommageables en raison de la nécessité de multiplier les injections pour que la buprénorphine finisse par déloger la naloxone. Et de nombreux sites Internet ou forums d’usagers s’intéressent déjà au Suboxone® en tant que drogue de rue : comment l’injecter proprement, comment éviter l’effet naloxone ? Un forum américain2 s’étonne même du succès rencontré par l’injection de Suboxone® chez les « rehab », les anciens junkies sortis de cure.
Avec ses ailes de dragon et son corps de rat, la chauve-souris a longtemps laissé perplexes les zoologistes : s’agit-il d’un rongeur ou d’un volatile ? En véritable ornithorynque de la substitution, le Suboxone® s’avance vers un destin indéchiffrable, la gageure étant de vouloir bâtir une alliance thérapeutique grâce à la naloxone, une substance qui est le cauchemar du consommateur d’opiacés3.
Pour les ultra-motivés
Certes, la grande majorité des utilisateurs de Subutex® n’injectent ni ne sniffent leur prescription. Mais, lors d’une nouvelle inclusion, est-on certain qu’ils ne le feront jamais et s’ils le font, quelles seront les conséquences à long terme de les avoir dirigés vers le Suboxone® ? L’utilisation d’un antagoniste pur des opiacés pour renforcer les motivations des candidats au sevrage existe déjà avec la prescription de Revia®, un médicament contenant de la naltrexone, une molécule cousine de la naloxone. Selon les informations collectées sur ce traitement, seuls les candidats à l’abstinence ultra-motivés profitent du soutien anti-opiacé procuré par le gendarme chimique contenu dans le Revia®. Un traitement qui n’a en fait jamais réellement convaincu la masse des candidats à l’abstinence car la contrainte chimique ne peut tenir lieu de déterminant pour transformer tout ce qui a constitué l’univers mental et la sensibilité d’un usager durant de longues années.
Certes, quelques individus, résolus à ne plus injecter leur prescription de buprénorphine pourront peut-être trouver dans le changement de molécule un support psychologique supplémentaire, propre à renforcer leur motivation. Mais au nom de ces quelques bénéficiaires putatifs, on risque de toucher à l’équilibre, toujours délicat, d’un mécanisme qui fait tous les jours la preuve de son succès auprès de la grande majorité des patients.
Subutex® choisi ou Suboxone® subi ? Telle est la question. La balle est dans le camp des prescripteurs et dans celui des responsables de la communication qui sera faite sur ce sujet toujours perméable à la rumeur, au fantasme et à la maladie de la persécution, que l’on soit drogué, patient ou professionnel du soin.
- ^ -Soit la moitié des 130 000 patients traités à la buprénorphine !
- ^ –http://forum.opiophile.org/showthread.php?8161-Just-Doo-Ittt.
- ^ -En général les usagers de drogues découvrent les effets « particuliers » de cette molécule en salle de réveil après une overdose.