Tribune à Anne Coppel, sociologue et soignante dans deux centres Méthadone à Paris et présidente de l’Association française de réduction des risques (AFR). Son analyse progressiste en matière de substitution et RDR bouscule quelques idées reçues tant du point de vue des prescripteurs que des usagers.
Il y a maintenant dix ans, lorsque j’ai commencé à travailler avec la Méthadone, j’étais persuadée, comme presque tous les soignants français, que la meilleure posologie était la plus basse possible. Je me souviens de mes hésitations et des longues négociations avec les usagers pour une augmentation de 45 mg à 50 mg ou encore de ma satisfaction quand l’usager demandait lui-même de baisser de 40 mg à 35 mg… Je connaissais les études américaines qui démontraient l’utilité des hautes doses mais je soupçonnais les Américains de transformer la Méthadone en une sorte de camisole chimique. J’opposais à ces statistiques le simple bon sens mais aussi l’expérience clinique : il y avait, bien sûr, des usagers qui réclamaient “toujours plus” (ce qui, même à cette époque, ne me gênait pas) mais il y avait aussi “les bons patients”, ceux qui se sentaient débordés par leur consommation et se satisfaisaient des petites doses en témoignant qu’à partir de 40, voire 45 mg, ils ne ressentaient pas les effets du manque.
Comme la plupart des soignants, j’ai changé de conviction, non sans mal : car la posologie n’est pas une question anodine. Toutes mes croyances ont été bouleversées : sur l’usage, sur la dépendance, sur les traitements…. Première révolution culturelle : l’objectif du traitement ne se limite pas à la sortie de la toxicomanie.
Si la prescription améliore la santé de l’usager, si elle lui permet de vivre avec moins de souffrance, moins d’exclusion, en choisissant son mode de vie, si la mortalité baisse, alors il s’agit bien d’un traitement médical. Que l’usager puisse en tirer du plaisir ne change rien à l’affaire.
L’autre bouleversement dans mes croyances porte sur le traitement de la dépendance. Pendant toutes les années où le sevrage était l’unique traitement, tous – soignants, entourage, répression – encourageaient les usagers dépendant d’un opiacé à multiplier les tentatives de cure. L’usager était dépendant, c’était simple, il fallait qu’il s’arrête. Les rechutes étaient attribuées à l’absence de volonté de l’usager (ou à sa mauvaise volonté). Là encore, les croyances partagées par la plupart des soignants et usagers faisaient illusion. Les usagers dépendants d’un opiacé peuvent se passer d’opiacé pendant un temps, contraints (problème d’approvisionnement, incarcération) ou consentants.
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La meilleure façon de traiter la dépendance, c’est de l’accepter pour la contrôler
Mais la succession de ces sevrages-rechutes a pour premier effet de déstabiliser l’usager, qui perd toute confiance en lui-même alors qu’elle renforce la dépendance, comme le montre l’expérimentation animale. Plus le rat a connu des successions de dépendance-sevrage, plus le sevrage est difficile. Nous ne sommes pas des rats mais pour les humains, également, il semble bien que plus nombreuses ont été les tentatives de sevrage, plus difficiles ont-elles été à vivre – jusqu’à devenir non envisageables.
Peut-être découvrira-t-on un jour une pilule miracle qui traite toutes les dépendances (on en parlait cet été…). Pour le moment, la meilleure façon de traiter la dépendance est d’abord de l’accepter afin d’en reprendre le contrôle, que ce soit pour vivre avec ou pour s’en défaire à terme. Les hautes doses permettent d’éviter les hauts et les bas qui renforcent la dépendance. Il ne s’agit pas seulement de supprimer tout signe de manque mais d’offrir à l’usager un confort suffisant, qui peut contribuer, s’il le souhaite, à mieux contrôler le désir d’ivresse (de défonce). Par exemple, prévenir (ou récupérer après) des épisodes d’abus de cocaïne ou d’alcool. Si l’usager le souhaite : même les hautes doses ne fonctionnent pas de façon automatique comme des antibiotiques….
Tous les patients en traitement de substitution ne souhaitent pas renoncer à l’usage (ou à l’abus) de drogues licites ou illicites. Certains utilisent les traitements de substitution comme filet de sécurité pour éviter le manque tout en continuant à consommer de l’héroïne ou d’autres drogues, régulièrement ou occasionnellement. Dans ce cas, les petites doses conviennent mais l’usager doit être informé qu’il entre dans un usage sans doute mieux maîtrisé mais chronique. Ceux qui souhaitent arrêter toute consommation de drogues – il y en a – ont tout intérêt à rechercher un confort suffisant et pas uniquement l’absence de symptômes de manque.
La souffrance (ou simplement l’effort de volonté) n’est pas bonne conseillère en la matière. Si la dépendance aux opiacés est bien installée (pas ou peu de périodes d’abstinence sur les années précédentes), il faut accepter l’idée d’un traitement long avec des doses de confort. A défaut, les rechutes sont programmées.
La posologie dépend donc en partie de l’objectif fixé au traitement. Elle dépend plus encore de ce que ressent l’usager qui est, comme pour tous les psychotropes, extrêmement variable d’une personne à l’autre. Seul le patient peut dire si l’anxiété, la dépression ou le désir de drogues sont diminués par le traitement. Comme le montre l’excellent livre de Philippe Pignarre*, les médicaments psychotropes ne sont pas exactement des médicaments comme les autres : la subjectivité des patients ne peut être évacuée.
Question difficile à éluder : l’objectif du traitement
Les médecins ne sont pas formés à consulter leurs patients. Ils ont, au contraire, appris que le médicament est efficace précisément parce qu’il fonctionne quel que soit le patient ou le thérapeute ; le traitement s’impose donc de lui-même sans discussion possible, au nom de la rationalité scientifique. Le pouvoir médical y trouve sa justification.
Dans le domaine du sida, les associations de malades ont su imposer au corps médical le point de vue du patient, mais négocier avec un médecin le choix d’une stratégie thérapeutique nécessite le développement d’une expertise. Dans le domaine de la prescription de psychotropes, la négociation devrait être plus aisée puisque la prise en compte de ce qu’éprouve le patient est incontournable alors que la consommation de drogues implique de développer une véritable expertise sur les produits et leurs effets.
Il faut reconnaître que cette négociation reste dans bien des cas difficile, voire impossible à mener. Il y a de multiples raisons à cela. Certaines relèvent banalement de la relation médecin-malade. D’autres tiennent à l’histoire des relations entre les usagers de drogues et le monde médical, dans une époque pas complètement révolue, où il s’agissait d’extorquer au médecin le produit convoité, à l’insu-de-leur plein-gré, s’il le fallait. Phillipe Pignarre donne l’exemple d’une de ces confrontations à la prison de Fresnes lors d’une consultation dont l’un des enjeux est l’acceptation du statut de malade. Les deux interlocuteurs, le médecin et le détenu, discutent, expertise contre expertise, proposition de traitement psychiatrique contre demande de soulagement de la douleur (ou recherche de plaisir ?). Mais la discussion se mène uniquement par médicaments interposés : « Dehors, je prenais du Néocodion », rappelle le détenu. Ce à quoi le médecin répond par le refus de prescrire les médicaments « auxquels on s’accroche ». Il propose alors de la Vicéralgine. Mais le détenu revient à la charge « Avant, je prenais du Tranxène 50. » Le médecin propose alors du Tercian. « Vous n’allez pas me prescrire des médicaments qui font gonfler », s’indigne l’usager. Et le médecin de se résigner à prescrire du Lysanxia : « Je ne peux assumer ici une position curative-éducative, je prescris a minima pour assurer un certain confort et le calme ». Cet échange, résumé ici faute de place, évoquera certainement des souvenirs à des lecteurs. L’avènement des traitements de substitution a modifié le dialogue.
Reste la difficile question : qui définit l’objectif du traitement. Sur ce terrain, le médecin qui n’obtient pas l’adhésion de l’usager est perdant à terme. Le médecin peut imposer le choix d’un médicament ou d’une posologie mais il ne peut empêcher l’usager de poursuivre ses consommations. Nombre de pratiques médicales restent contre-productives (confusion entre traitement et récompense-punition, avec réduction des doses en cas de consommation de drogues), mais ces pratiques renvoient en miroir à celles des usagers qui disqualifient d’entrée le médecin en refusant à la prescription le rôle de traitement.
Il est clair que le statut illégal des drogues fausse en grande partie le dialogue. L’alcoolique qui consulte un médecin sollicite clairement un soutien thérapeutique. L’usager de drogue recherche-t-il le produit interdit ou bien demande-t-il un soutien thérapeutique ? Pour certains, la réponse est claire dans un sens ou dans un autre mais l’ambivalence est relativement fréquente (c’est également vrai pour celui qui a des problèmes d’alcool) et le bon thérapeute accepte de travailler avec cette ambivalence. Quoi qu’il en soit, aller voir un médecin, c’est, au moins lui reconnaître le désir d’améliorer la santé de son patient. On ne peut demander à un médecin de résoudre la question du cadre légal.
Il est tout aussi illusoire d’exiger que la consultation soit menée dans le cadre d’une négociation tripartite (médecin-patient-associations d’usagers). Il appartient aux associations de veiller à ce que le droit des patients soit respecté mais tout dans la relation soignant-soigné ne relève pas de la question du droit. Reste à imaginer le cadre dans lequel des représentants d’usagers peuvent être entendus (par exemple, dans les conseils d’administration ou réunions spécifiques).
Le médecin qui n’obtient pas l’adhésion du “patient” est perdant à terme
Une bonne négociation implique aussi d’accepter de confronter son expérience personnelle avec d’autres niveaux d’expertise : recherches pharmacologiques ou biologiques mais aussi expérience clinique. Le soignant n’est pas seul à être prisonnier de ses croyances. Ce que l’usager ressent est également influencé par ce qu’il croit. On sait par exemple que les circonstances dans lesquelles les psychotropes sont consommés (seul, avec des amis… ) en modifient les effets. C’est particulièrement net pour le cannabis ou le LSD mais les effets sont également influencés par la façon de consommer (fumer/injecter) les doses.Et enfin par les attentes. La cocaïne en sniff occasionnel et shootée à raison de 5 gr par nuit sont deux produits différents. Il aura fallu des examens qui évaluent la Méthadone restant dans le sang après 24 h pour prendre conscience de l’importance des écarts selon les personnes. Ces usagers, antérieurement gros consommateurs d’héroïne, continuaient à se sentir mal avec la Méthadone mais ne pensaient pas à demander l’augmentation des doses, qui s’est révélée nécessaire. Il n’est pas plus de science exacte dans l’usage de drogues que dans le traitement.
Les confrontations entre expérience de la consommation, études et recherches scientifiques et expériences cliniques sont incontournables. Les accepter, c’est oeuvrer à une alliance thérapeutique qui est de l’intérêt de tous.
*Philippe Pignarre, Puissance des psychotropes, pouvoir des patients. PUF 1999.