Faire de la réduction des risques en Afrique francophone : voilà le défi qui va s’imposer dans les prochaines années. La consommation locale de drogues dures progresse sans que les tabous qui pèsent sur ce phénomène ne reculent d’un pouce. Hypothèse de travail en noir et blanc, avant de passer à la couleur.
Je me souviens d’une réunion tenue à Amsterdam entre plusieurs ONG européennes et africaines de lutte contre le sida. Nous étions une douzaine, des Noirs, des Blancs, des gays, des hétéros, des francophones, des anglophones, des toxicos, bref, la clique habituelle des militants séropos qui veulent changer le monde en pensant que la planète est une grosse boule hérissée de pointes.
Des histoires de pédés blancs
Dès la fin de la conférence, un de mes frères blacks vient me voir pour me glisser d’un ton de confidence :
« Tu sais ces histoires de pédés blancs, c’est juste pour la money. De toute façon, c’est comme ça depuis le début, tout l’argent est pour eux. »
Je tentais vaguement de protester en disant que peut-être le continent noir lui-même ne représentait pas nécessairement un bloc d’hétérosexualité granitique. Mais mon compère était lancé :
« Non, les pédés, y en n’a pas chez nous, c’est des trucs de Blancs… et puis les toxicos, c’est pareil, c’est un truc des Blancs pour faire du fric avec le sida. »
J’étais présent en tant que représentant d’INPUD (International Network of People who Use Drugs), le réseau international des tox, et peut-être que mon interlocuteur fut pris de la crainte que mon teint halé ne fut que la conséquence de l’ardeur du soleil batave. Bref, nous nous quittâmes bons amis, mais bousculés dans nos certitudes réciproques.
Que conclure de ce type de représentations, hélas souvent partagées dans le milieu des ONG africaines ?
Le sida, calamité naturelle
Tout d’abord, que les causes sociétales du sida sont restées largement sous-estimées, une situation que le caractère massif de la pandémie dans certains pays n’a fait que renforcer. Le sida est en Afrique une autoroute pour la culpabilité occidentale mâtinée de condescendance, un cocktail baptisé Le sanglot de l’homme Blanc par Pascal Bruckner. Au-delà des stéréotypes racistes que l’on est implicitement prié de ne jamais commenter, comme l’exubérance sexuelle, la prostitution galopante avec en creux le poids des injonctions papales, le sida en Afrique reste perçu comme une sorte de calamité naturelle.
Aujourd’hui encore, lors de la conférence de Melbourne, une déclaration apparaît comme révolutionnaire quand elle évoque le stigmate de certaines populations comme agent incontournable de la maladie, en l’occurrence les homosexuels en Afrique et les toxicomanes en Russie. Malgré l’action des grandes ONG internationales, dans la plupart des pays en développement, le sida n’est pas devenu cette maladie politique qui a bouleversé les représentations que nous avons des relations sexuelles entre personnes de même sexe et, dans une moindre mesure, des usagers de drogues.
Réinventer la réduction des risques
Pourtant, l’homophobie, le racisme, le sexisme, la stigmatisation des usagers de drogues et des prostituées règnent en maître sur le continent noir. La difficulté à instaurer une approche politique de ces phénomènes est particulièrement prégnante dans la question de la consommation de drogues. En effet, il semblerait que des pans entiers de la zone subsaharienne passent de la catégorie « transit du trafic international » à celle de « pays de consommation locale ». Si c’est avéré pour les anciennes colonies de l’Empire Britannique que sont la Tanzanie, le Kenya ou le Nigeria, il apparaît que le phénomène émerge également en Afrique francophone (Lire notre article Fumoirs et Babas en Côte d’Ivoire).
Nous sommes sans doute à l’aube d’une extension prévisible des consommations de drogues illicites en Afrique mais là encore, soyons prudents. Comment éviter de plaquer nos grilles de lecture occidentales sur ce nouveau phénomène ? Tout d’abord, et pour les raisons indiquées précédemment, évitons de nous se servir systématiquement du sida comme porte d’entrée. Ensuite, et c’est probablement le plus important, il faut inventer une politique de réduction des risques qui soit totalement immergée dans le contexte culturel africain, c’est-à-dire communautaire, ancrée dans périmètre familial, et située au plus près des codes en usage sur le terrain. Il semble que l’exploration des scènes nous apprenne beaucoup de choses sur des modes de consommation qui ne s’assimilent pas forcément à leurs équivalents occidentaux.
En résumé, la RdR en Afrique, notamment en Afrique francophone, doit pouvoir obéir à une double injonction contradictoire : d’une part, partir du terrain et respecter les codes culturels en vigueur et de l’autre, impulser une lecture politique du phénomène qui contourne la figure imposée de la prévention virale. Ce paradoxe n’est qu’apparent, la stigmatisation de l’homosexualité, de la prostitution et de l’usage de psychotropes a sans doute beaucoup plus de relents postcoloniaux que ne le laisse entendre le bruit de fond d’une société africaine « entrée dans l’histoire » mais souvent bâillonnée par la nôtre.