« J’avais du fric, mes toiles n’avaient jamais été aussi bonnes. Je vivais en reclus, travaillant beaucoup, me défonçant beaucoup. J’ai été odieux ».
Basquiat in The New York Times
The Radiant Child
Date de sortie : 13 octobre 2010 (1h28min)
Réalisé par Tamra Davis
Avec Julian Schnabel, Larry Gagosian, Bruno Bischofberger…
Genre : Documentaire
Nationalité : Américain
Habilement construit autour d’entretiens filmés trois ans avant sa mort (par overdose), ainsi que d’interviews plus contemporains, le film retrace la vie météorique et l’œuvre imposante de l’artiste américano-haïtien. Le documentaire est honnête, sincère et bien ficelé. À voir, donc.
Habitant Manhattan de 1976 à 1986, et plus précisément dans le Lower East Side, j’ai souvent croisé, puis sympathisé avec Basquiat. On s’est perdus de vue quand il se mit à fréquenter de moins en moins de zonards, et de plus en plus de « Glitterati1 ».
L’évocation — dans le dernier quart du film — du rôle non négligeable de l’héroïne dans le parcours de Basquiat, m’a intrigué. Remettons-nous un instant dans le contexte de la fin des années 1970, à New York. La ville est officiellement en faillite, le président Ford refuse toute aide financière fédérale et tous les services sociaux subissent une brutale cure d’austérité.
Bien sûr la tension monte, et en 1977, une banale panne de courant sur l’île de Manhattan déclenche l’explosion : 3 jours d’émeutes et de pillage généralisés dans les cinq « Boroughs2 ».
CQFD, le peu de flics encore en poste étaient en grève.
C’était l’agonie du « Welfare State », et l’interlude avant l’arrivée de Ronald Reagan et des Neo Cons (ervatives) au pouvoir. Dans les ghettos, et de longue date, la pratique de l’« endiguement » était en vigueur. C’est-à-dire qu’une tolérance limitée du trafic de dope existait.
Mais seulement dans les ghettos, et principalement destinée à une clientèle noire et latino. La série The Wire décrit parfaitement l’ambiance qui régnait à cette époque, dans les rues du Lower East Side. La « guerre contre la drogue » comme méthode de contrôle social, en gros. Inutile de préciser que la schnouf était omniprésente, et disponible à tout moment. De longues files d’attente se formaient, en pleine rue et en plein jour, devant les immeubles abandonnés, squattés par les revendeurs. J’avais l’impression que l’autorité de l’État se vaporisait (OK, je l’avoue. Je ne faisais pas trop de différence entre désirs et réalités). Que New York City, ou du moins le L.E.S.3, était devenue une espèce de Zone autonome temporaire. En plus, des décennies de propagande antisoviétique diffusée par le complexe militaro-industriel avaient fini par nous convaincre de l’inéluctabilité d’un holocauste thermonucléaire. A court, ou moyen terme.
« Live fast, die young… » n’était pas juste une « pose » pour ados en manque de punkitude, mais un constat lucide sur la situation que nous vivions. C’est à cette époque que je remarquais d’étranges aphorismes subversifs, bombés sur les murs de la ville, et signés SAMO©.
Un de leurs auteurs était Jean-Michel Basquiat. Rencontré au cours de mes propres campagnes d’affichage nocturne, on a sympathisé et il passait irrégulièrement me voir dans le taudis que j’occupais, sur le Bowery. Un gars taiseux. Douloureusement timide. Je ramais comme un damné pour lui arracher quelques mots, au cours de nos simulacres de conversation. Passent quelques mois, et chacun de notre côté, en plus de nos activités de « plasticiens de rue », nous fondons des groupes musicaux. Le sien se nomme « Gray ». Et il ne « savait » pas plus jouer de la clarinette, que moi de la basse… Un avantage, nous semblait-il. La virtuosité est chiante. Ce qui compte, c’est l’intention. Que ça soit en musique, ou en peinture d’ailleurs…
Rock-star/peintre
Mais ce qui m’intrigua chez Jean-Michel fut sa soudaine métamorphose. Plus la moindre trace de timidité. Le gars était devenu disert, plein d’humour, très sûr de lui, et de ce qu’il avait à faire. Comme si tout ce qui était refoulé en lui se libérait subitement. Il développa une force de travail démente, et un sens de l’autopromotion redoutable. Pour rester éveillé et concentré sur une tâche, deux à trois jours d’affilés, me dis-je, c’est qu’il doit être dans cette phase « ascensionnelle » de sa rencontre avec le smack4. Un proche de Warhol rédigea un article élogieux sur son travail dans Art Forum. D’autres journaux suivirent. Il exposa au Times Square Show. Fit la connaissance de Warhol au culot, dans un resto, où il déjeunait avec un galériste.
À partir de là, sa renommée en fit une rock-star/peintre. Il changea d’amis. Naviguait au jugé parmi les « Beautiful People » et devint riche. Sous la pression constante des galeries pour produire toujours davantage, il se défonçait allègrement. Probable qu’à ce stade de son addiction, l’heroïne lui ne lui procurait plus cette « lucidité créative » des premiers jours.
Après une cure de sevrage (la deuxième), de retour chez lui, il s’administra une surdose.
Une fin tristement banale. Ceux qui y échappèrent croisèrent aussi la faucheuse du HIV. [Keith Haring, dont le « succès » critique et commercial était plus patent, y succombera un an et demi plus tard]. Était-ce intentionnel ? Sûr que sa désillusion concernant sa vie, et ce qu’elle était devenue devait être cuisante. La mort de son mentor, Warhol, la chute de sa productivité et de sa cote sur le marché de l’art n’ont sans doute rien arrangé.
Reste aujourd’hui environ un millier d’œuvres qui ne sont pas QUE des marchandises5.
Et elles nous donnent encore de précieux indices, pour sortir de ce dédale où nous nous consumons.
Notes
1 – Jeu de mots sur Litterati, l’élite intello, et Glitterati, l’élite paillettes. Aujourd’hui, on dirait bling-bling.
2 – The Bronx, Brooklyn, Manhattan, Queens, & Staten Island.
3 – The Lower East Side.
4 – Héro.
5 – En 2007, la vente aux enchères de ses œuvres totalisa plus de 115 000 000 $.