Monsieur le Ministre,
Je voudrais commencer cette lettre par ces trois mots : Déception, Désillusion et Désarroi ; dans l’ordre et avec toutes les nuances dont la langue française les a dotés.
Déception : car toutes vos interventions télévisées ou autres m’enchantaient, votre franchise, votre passion dénotaient dans le paysage politique ; vous évitiez la langue de bois de vos collègues et surtout vous parliez de problèmes quotidiens bien réels.
Désillusion : car si vous aussi vous baissez les bras et vous pliez aux solutions de facilités prônées par vos semblables, les politiques, je ne croirai plus en rien et perdrai les dernières illusions qui me restent quant au genre humain en général et à la politique en particulier…
Désarroi : car la solution qui m’était offerte jusqu’à maintenant étant supprimée, je retrouve les mêmes problèmes qu’avant avec le lot d’angoisse et de trouble qu’ils génèrent.
J’ai 35 ans et j’ai été toxicomane pendant sept ans. L’année dernière, j’ai découvert le Temgésic, ce médicament que vous venez de faire classer au tableau B des stupéfiants. Depuis un an donc, grâce à ce médicament et à un médecin un peu plus évolué que ses confrères, j’ai mené une vie beaucoup plus calme, retrouvé un travail stable et des repères solides et sûrs – je retrouvais confiance en moi et la confiance des autres ; en un mot je revivais.
Et voilà que tout d’un coup, vous M. Kouchner vous mettez un terme à tout cela.
J’espère que vous n’avez pas tenu compte que des pharmaciens et des docteurs pour prendre cette décision – J’espère que vous vous êtes entretenu avec d’anciens toxicomanes ou au moins avec les gens qui sont en contact avec ce milieu.
Je l’espère de tout cœur parce que moi je ne vous aurais sûrement pas conseillé ce genre de décision.
Vous allez me dire que je remplace simplement une drogue par une autre et je vous répondrai qu’à ce compte là, il faut classer l’alcool, les somnifères, les sados-masos, et même les homosexuels pourquoi pas au tableau B des stupéfiants. Vous ne pouvez pas vous permettre d’intervenir dans la vie des gens à ce point là.
Moi mon truc c’est le Temgésic pour l’instant en tout cas ; il m’a permis de décrocher de l’héroïne en douceur, de reprendre une vie normale, et un travail dans lequel on m’apprécie. Il m’a évité la descente aux enfers qu’est le quotidien du toxicomane. Je suis un intoxiqué aussi d’une autre manière avec ce médicament, mais d’abord on ne supprime pas 7 ans de dépendance d’un coup d’éponge, ensuite, je m’arrêterai quand j’en aurai marre, quand j’aurai envie de passer à autre chose, quand ma vie aura évolué suffisamment pour que je n’en ai plus besoin, et enfin troisièmement tant que je n’embête personne avec çà, tant que je m’assume avec mes problèmes, En quoi çà regarde les autres ?
Pourquoi se permet-on de décider pour moi de ce qui m’est profitable ou pas ?
Quoiqu’il en soit, à l’heure qu’il est, moi qui habite à côté de Strasbourg St Denis, je peux vous assurer qu’il m’est beaucoup plus facile de me procurer de l’héroïne que du Temgésic. Oui M. Kouchner.
Chaque jour je revois des dealers à qui j’achetais à l’époque ; je n’ai pas encore replongé là-dedans, je tiens trop à ma nouvelle vie, mais franchement il y a de quoi se pose des questions devant tant d’incompréhension, tant d’indifférence, tant d’obscurantisme.
Je n’ai pas encore replongé parce que j’ai réussi à force d’obstination à trouver quand même quelques médecins qui ont le courage de braver leur ordre sacro-saint, et qui continuent courageusement à prescrire du Temgésic. Des médecins que vous devriez remercier M. Kouchner, car en plus d’enrayer l’épidémie de Sida qui terrasse la population toxicomane, ils permettent à des gens comme moi de continuer à vivre, à aimer, et à espérer. Des médecins qui vont sûrement avoir des ennuis un jour ou l’autre si vous continuez dans votre politique répressive à courte-vue. Si vous continuez à préférez de l’avis d’un Docteur Curtet à l’avis d’un Docteur comme M. Schwartzenberg parce qu’il est plus dans la norme, parce qu’il est plus confortable, parce qu’il remet moins en question tout le système – Réveillez vous M. Kouchner !
Faites comme pour le droit d’ingérence humanitaire. Combattez l’ordre établi. C’est aussi grave, c’est aussi important. Ne sous-estimez pas le problème.
Voilà. Je sais que vous avez mille autres problèmes, à résoudre surtout en ce moment, mais je voulais quand même attirer votre attention sur celui là parce qu’il me touche de près et parce que je vous estime encore comme homme même avec le peu d’éléments dont je dispose pour vous juger.
J’ai commencé cette lettre par trois mots pessimistes mais je voudrais la terminer en vous reconfirmant ma confiance dans le genre humain ; et je sais que vous aussi vous avez cette confiance autrement vous ne feriez sûrement pas ce que vous faites ni aussi bien.
Recevez, Monsieur, mes sincères salutations.
PS : ça m’embête beaucoup de rester anonyme mais je vis avec quelqu’un et je ne voudrais pas l’exposer à plus de problèmes qu’elle n’en a déjà en vous donnant mes coordonnées – une autre fois peut-être lorsque je vous remercierai d’avoir réintroduit le Temgésic dans le circuit normal sans restriction…