Autosupport des usagers de drogues

Opioïdes et paniques morales

Opioïdes et paniques morales

C’est l’histoire de la revanche des opiacés. Voués aux gémonies par la guerre livrée à l’héroïne et l’épidémie de sida, ils sont revenus en grâce dans les fourgons de l’industrie du médicament. Mais au-delà d’une lecture complotiste de la consommation de psychotropes llicites – celle qui a toujours besoin de trouver un coupable –, c’est toute notre conception de l’histoire des drogues que la crise américaine des opioïdes nous oblige à revoir.

La tuerie de Las Vegas, 1er octobre 2017. Cinquante personnes assistant à un concert country sont abattues par un collectionneur d’armes à feu depuis la fenêtre de son hôtel. Les médias français, toujours friands de bizarreries américaines, font leurs choux gras de l’incroyable légèreté de la législation sur les armes, reprenant l’antienne connue de ces Américains jamais vraiment sortis des films de cow-boys. En réalité, depuis le début de la décennie, la véritable catastrophe en Amérique du Nord, celle qui tue le plus – et de très loin –, c’est la fameuse « épidémie d’opioïdes »(1), comprenez les millions d’habitants du Nouveau Monde qui consomment des drogues dérivées de l’opium. En 2016, 64000 Américains sont morts des suites d’une overdose d’opiacés, soit deux fois plus que ceux, pourtant nombreux, qui ont été tués par une arme à feu. La consommation d’opioïdes a décimé plus d’Américains que la Seconde Guerre mondiale(2). Un massacre sans précédent qui dépasse de très loin tout ce que le pays a déjà connu, qu’il s’agisse de l’héroïne des années 70 ou du crack cocaïne des années 90. La particularité de cette incroyable histoire est à la fois le relatif silence à l’intérieur duquel elle s’est propagée mais aussi la réelle modération carcérale qui caractérise la réaction des autorités, tant fédérales que locales.

Guerre à la drogue, guerre raciale

N’oublions pas que la guerre à la drogue fut inventée précisément en réaction à une première grande épidémie d’opioïdes, celle des ghettos de Harlem ou de South Side L.A., celle qui se profile en arrière-plan des films de la blacksploitation quand des pimps coiffés afro trimballent des tapins forcément shootés à l’héroïne dans des Cadillac mauves. Cette première épidémie d’héroïne est celle qui marque durablement l’imaginaire américain(3). La réponse des autorités US fut d’une impitoyable férocité. Une incarcération de masse, dénoncée aujourd’hui par de nombreux commentateurs jusque dans nos colonnes(4). Sans revenir sur la polémique soulevée par les travaux de Michelle Alexander (5), rappelons simplement que la racialisation du débat aux États-Unis est une réalité incontournable qui fait des Africains-Américains un groupe stigmatisé par la consommation et la vente de drogues dures quand la réalité montre des psychotropes illicites circulant du haut en bas de l’échelle sociale, quelle que soit la couleur de peau des consommateurs. Les effets à long terme de ce matraquage médiatique ont abouti,dans l’esprit des Américains, à une superposition entre la couleur noire et l’image d’un dealer de crack ou d‘un
junky(6).

L’innocence du médicament

À rebours du stéréotype véhiculé par le discours racialisé, l’idée du pouvoir quasi miraculeux du médicament est une donnée sociologique américaine émergeant dans les années 1950. D’aucuns, tel Xavier Dudouet (7), interprètent même toute l’histoire de la prohibition des drogues sous l’angle de la lutte menée par le capitalisme industriel pour se réserver le monopole de la diffusion des substances psychotropes. Dans ce schéma, les ravages de l’épidémie récente d’opioïdes fonctionnent comme une sorte de retour du refoulé. En effet, les concepteurs du discours racialisé n’avaient certainement pas escompté que les dégâts collatéraux de cette incrimination quasi biologique du dealer noir ou latino innocentaient radicalement lasubstance opiacée. Et pourtant, les faits sont là. Une fois l’héroïne installée dans l’univers sulfureux de « l’enfer de la drogue », la nature proprement opiacée de l’addiction du junky disparaît sous un brouillard de postures morales ou franchement racistes. En dehors de toute rationalité, la résonnance positive du mot « médicament » suffit à innocenter la molécule d’opium, emballée sous un habillage commercial pseudo thérapeutique. À partir du début des années 2000, des groupes industriels comme Purdue Pharma, aujourd’hui incriminé par la juridiction de plusieurs États, ont proposé au grand public de soigner leurs angines ou leurs troubles digestifs avec des opioïdes(8). Ironie de l’histoire, les mêmes stéréotypes racistes ont paradoxalement protégé les familles noires et latinos, les médecins étant plus réticents à leur prescrire des opiacés par crainte de détournement.

Pure coïncidence sans doute, la guerre menée contre l’héroïne, suivie par l’épidémie d’opioïdes, recouvre une période rigoureusement contemporaine du phénomène Big Pharma qui a transformé les grandes firmes pharmaceutiques en mastodontes, disposant de la manne inépuisable des fonds de pensions des millions de retraités occidentaux. L’industrie pharmaceutique est aujourd’hui au tout premier rang des sources de revenu capitaliste, passant de 17 % de la richesse mondiale en 2008 à 27 % en 2018 (9). C’est beaucoup plus que l’industrie automobile, plus que les milliardaires du pétrole, et bien plus que les marchands de canons…

Épidémie et dépendance, les armes du complot

À ce moment de la démonstration, la tentation est grande de démasquer un nouveau méchant.
L’explication classique – reprise par les grands médias français – est celle de l’impitoyable fatalité de l’addiction, cette fois relayée par les vilaines firmes capitalistes qui remplacent dans l’imagination les méchants dealers d’autrefois. En matière de drogue, le complotisme est un langage usuel. Il est tentant d’associer la progression du nombre de consommateurs d’une substance illicite aux puissances occultes. Les pourvoyeurs, quels qu’ils soient, sont forcément des agents du Mal et à l’autre bout du spectre, notre jeunesse est ontologiquementune victime innocente. Le terme même d’addiction intègre implicitement la dépendance comme seule et unique modalité d’usage, ce qui relativise d’emblée la responsabilité individuelle des usagers. Dans une version alternative non exclusive, ce sont les sites mafieux russes ou chinois, pourvoyeurs de carfentanyl sur le Net, qui incarnent la figure du Mal. Évidemment, la stratégie de conquête du marché des Big Pharmas à base d’éléments de langage mensongers est indéniable. Oui, les sites qui inondent le marché de fentanyloïdes 100 fois plus puissants que la morphine sont des criminels. Mais la crise des opioïdes est-elle censée inverser la logique capitaliste mécaniquement
intéressée par le seul de profit ? La crise des opioïdes est-elle censée transformer en gentils samaritains des mafieux russes ou chinois qui vendent aussi des organes humains, ou des esclaves sexuels ?

Dans le cas présent, l’ampleur de l’hécatombe a permis aux commentateurs d’enfourcher le schéma du « fléau de la drogue ». Le terme « épidémie » d’overdoses est suffisamment explicite d’une approche nécessairement pathologique, un appareil de pensée basé sur la prépondérance de l’offre en matière de drogue, un système qui sous-tend toute la pensée prohibitionniste.

Le retour des opioïdes: un triomphe de la demande

Le principe de prohibition est solidement assis sur la croyance en l’absolue supériorité des mécanismes de l’offre par rapport à la demande pour expliquer un acte de consommation. Supprimez ou diminuez fortement cette offre, et vous résolvez la question. Les coupables, car il faut des coupables dans cette version, sont les pourvoyeurs, les trafiquants, et à la toute fin,
les usagers qui partagent, diffusent, offrent et « font tourner » (pas assez, mais c’est un autre débat). L’idée que des personnes puissent volontairement et même rationnellement opter pour une consommation, fut-elle maîtrisée, est incompatible avec la substance même de la prohibition.

Or, il convient de rappeler que l’opium et ses alcaloïdes sont dans le top 50 des drogues depuis 20000 ans. Le fait que la consommation de masse concerne cette fois plutôt des Blancs de la classe moyenne a permis à l’administration de ne pas céder tout de suite au schéma classique de la répression de masse. Quant aux pourvoyeurs, il était compliqué de passer par les armes des acteurs majeurs du capitalisme mondial. De manière caractéristique, la presse américaine s’est penchée sur les motivations sociales des usagers en corrélant explicitement le drame social des habitants de  la Rust Belt10 et le phénomène de sur-prescription.C’est un changement, car présenter la sociologie des consommateurs de drogues comme un argument explicatif fut longtemps assimilé à une forme de laxisme, pas très éloigné du « comprendre, c’est déjà excuser » d’un ex-Premier ministre français à propos du terrorisme. Autre signe de rupture avec la politique du bâton, l’épidémie s’est vu qualifier d’« urgence de santé publique » le 26 octobre 2016 par Donald Trump. « Santé » étant le mot-clé pour un président a priori peu connu pour son empathie à l’égard des drogués. Pour combattre la catastrophe, le gouvernement a autorisé la fourniture de naloxone aux forces de police et aux familles, un geste à la fois réaliste et efficace. Autant d’inflexions qui tendent vers une politique de réduction des risques, un concept jusqu’à présent peu en vogue outre-Atlantique.

Cette rupture avec l’obsession de la réduction de l’offre est saluée par le Pr Carl Hart dans le New York Times (11), tout en soulignant le fléchage des réponses sanitaires sur la couleur de la peau des victimes. Prompt à pousser le curseur, il dénonce sur son site Internet une focalisation sur la seule réglementation médicale au lieu de s’intéresser aux comportements des patients : « Doctors dont ‘t need opioids training, public need education »(12). Une approche qualitative de la nature des overdoses mortelles semble lui donner raison: les trois-quarts des décès seraient à mettre au compte de cocktails mélangeant alcool, benzodiazépines et/ou opiacés, et non pas le résultat de la seule prescription.

Autre évolution plus récente, la mortalité chez les Africains-Américains, relativement épargnés dans un premier temps, est repartie à la hausse au fur et à mesure que l’« épidémie » s’est déportée sur des consommations d’héroïne coupée au fentanyl. La boucle est enfin bouclée : les dealers,
les Noirs et l’héroïne sont de retour. Ce qui n’a pas manqué de produire un effet pavlovien chez le président Trump, qui réclame la peine de mort contre les trafiquants le jour de la présentation de son plan antidrogue, le 19 mars 2018. Après un court vacillement dû au caractère très particulier d’un phénomène faussement qualifié de iatrogène, ce retour au basique risque de nous replonger dans la répression classique de l’offre.

Si nous refusons de changer notre logiciel d’analyse en nous focalisant toujours et encore sur le seul rôle des substances et, par analogie, sur ceux qui les mettent sur le marché, nous ratons la cible. Dans ce ratage permanent, addictologues et policiers se donnent la main pour nous servir une théorie du complot basée sur le pouvoir tyrannique de l’addiction. L’impossibilité matérielle de réprimer ces véritables pourvoyeurs de drogues que sont les Big Pharmas a un temps obligé la société américaine, son administration, et les médias main stream à s’intéresser à la demande de ces usagers blancs. La difficulté qu’il y avait à diaboliser ces électeurs républicains et fervents soutiens du président Trump a permis de voir émerger la despair crisis (13), la crise de désespérance qui frappe l’Amériquedes ouvriers au chômage. Pour une fois, la demande est apparue pour ce qu’elle est, le moteur de l’histoire. Malheureusement, les fondamentaux n’ont jamais été ébranlés. Pour touchante qu’elle soit, la crise de désespérance reste sur le terrain rassurant du drame social qui relativise toute idée de choix rationnel et volontaire dans la prise d’opiacé. Si les opioïdes font à ce point un retour têtu tous les trente ans, peut-être convient-il d’apprendre à ne pas mourir d’en prendre, d’apprendre à vivre avec, d’apprendre à les consommer.

Fabrice Olivet

(1). Les opioïdes et les opiacés sont des termes quasi synonymes, tous les opiacés (héroïne, morphine, codéinés…) sont des opioïdes, mais cette dénomination inclut également les opiacés de synthèse, comme la méthadone, ou les antidouleurs pharmaceutiques à base d’opium. 2. 350 000décès entre 1999 et 2016, d’après le Center for Disease Control and prevention (CDC).
(3). En 1967, Lou Reed chante I’m waiting for the man pour parler de ses interminables attentes du dealer à Lexington Avenue, une rue qui traverse le ghetto noir de Harlem.
(4). « Dix questions à Michelle Alexander », Asud-Journal n° 52.
(5). Michelle Alexander, La Couleur de la Justice, Ellypse, 2016.
(6). La figure racisée du méchant dealer est loin d’être une exclusivité américaine: voir Michel Kokoreff, Anne Coppel, Michel Peraldi, La Catastrophe Invisible, Éd. Amsterdam, Paris 2018.
(7). Xavier Dudouet, Politique internationale des drogues, histoire du marché légal des stupéfiants, Paris 2009.
(8). Voir l’article de Bertrand Lebeau, p. 5.
(9). Les Echos, 27-02-2018.
(10).La « ceinture rouillée », expression classique aux États-Unis pour désigner un groupe d’États concernés par un phénomène donné, ici la désindustrialisation des régions situées au sud du massif des Appalaches sur la côte Est.
(11).“The real opioid emergency”, Carl Hart, New York Times, 18 août 2017.
(12).« Les médecins n’ont pas besoin d’être formés aux opioïdes, la population doit l’être », http://drcarlhart.com/
(13).“The opioid crisis is getting worse, particularly for black Americans”,J.Katz & A. Goodnough, New York Times, 22 décembre 2017.

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