Autosupport des usagers de drogues

Les années Ribomunyl

Si la vie de camé c’est, comme on dit, «la galère», alors pour nous, les rameurs enchaînés à nos bancs, ce sont les shooteuses qui tiennent lieu d’avirons pour nous propulser en cadence sur les océans du mal vivre. Et, trop souvent, hélas, les pharmaciens qui font office de gardes chiourme …

Ayant seulement – modernité oblige ! – troqué le tambour pour le tiroir-caisse et le fouet et le tablier de cuir pour le stylo bille et la blouse blanche.

Et c’est vrai qu’on a tous notre petite anecdote à raconter sur la question … Les pharmaciens qui vous font la pompe à 10 ou 15 balles, ceux qui vous annoncent avec un grand sourire goguenard qu’ils ne les vendent que par paquet de 10 ou de 40 ; ceux qui vous fusillent du regard et vous la balancent sur le comptoir comme on jette un os à un chien enragé ; et même ceux qui sont carrément de mèche avec les flics postés à la sortie et qui, sur un clin d’œil complice de l’homme de l’art, se feront un plaisir de vous emballer.

Pas contents ? Après tout, personne ne vous oblige à vous droguer et à risquer le Sida – ou au mieux 48 ou même 96 heures de garde-à-vue ! – Car n’oubliez pas que si depuis la Loi de 1987, il est légalement autorisé – et même recommandé, pour cause de Sida – d’acheter une pompe, c’est toujours un délit ( ou tout du moins la preuve d’un délit ) d’en posséder, d’en transporter sur soi, et évidemment d’en faire usage ! Pourtant, malgré ces incohérences kafkaïennes, malgré ces absurdités qui ne font que mettre en lumière de façon flagrante la contradiction et l’incompatibilité entre la répression à tous crins sous la bannière de la «guerre à la drogue» (qui reste la position officielle de notre pays en la matière) et la promotion d’une politique de «réduction des risques» rendue chaque jour plus urgente par l’épidémie du sida – pourtant donc, il faut bien avouer que, quels que soient les ratés et les bavures, la situation créée par la vente libre des seringues, en 1987, n’a rien à voir avec ce qui se passait «avant». Ceux d’entre nous qui ont connu cette époque et qui ont eu la chance de survivre en savent quelque chose!

Et sans vouloir jouer les anciens combattants de la shooterie, il serait bon de rappeler à ceux dont les vies ont peut-être été sauvées par la mise en vente libre des shooteuses ce que c’était que le temps d’ «avant» …

Il faut d’abord savoir qu’à moins de se voir présenter une ordonnance médicale en bonne et due forme (insuline, par exemple, ou tel ou tel analgésique injectable) , il était absolument interdit aux pharmaciens de délivrer des seringues.

Certains- rarissimes -s’y risquaient cependant, soit pour complaire à un client ami, soit parce-que, conscients de leurs responsabilités, ils choisissaient à leurs risques et périls de se faire ainsi les pionniers de ce que l’on nomme aujourd’hui la «réduction des risques» ou bien tout simplement par esprit de lucre. Mais dans tous les cas ils y risquaient, sinon leur boutique et leur titre, ou même parfois leur liberté, du moins une amende et un blâme sévère. Alors autant dire que tout se passait sous le comptoir.

Et les autres, alors ? tous les autres, tous ceux qu’aucune des vacheries inventées par la répression n’a jamais – et 70 ans d’échecs de la prohibition l’ont clairement démontré-empêchés de se shooter coûte que coûte ? Eh bien les autres, c’est à dire la plupart d’entre nous , ils se shootaient – ou plutôt se massacraient, se charcutaient – avec tout ce qu’ils trouvaient. Et quand je dis tout, c’était vraiment TOUT…; du moment que que ça possédait une aiguille creuse plus ou moins aiguisée, un réservoir, un piston, ça faisait l’affaire.

Pour les plus chanceux, ça pouvait être une insuline (comme celles qu’achètent actuellement les U.D d’aujourd’hui) refilée par un copain diabétique. Ou encore revendue sur les lieux de deal entre 30 à 50 frs l’unité (pour une neuve car pour une shooteuse d’occase, c’était moins cher: 5 à 15/20 frs selon l’état d’usure !!) par des petits malins. Tandis que d’autres, si vous étiez fauchés, vous prêtaient la leur en échange d’une partie de votre dose de came. Ou même vous la louaient contre quelques cotons imbibés.

Il y en avait aussi qui louaient leurs services à ceux qui avaient des problèmes pour se shooter pour la somme de 10 frs ou contre un peu de mélange plus le coton ayant servi à filtrer votre dope.

Je me souviens ainsi d’avoir vu, dans un squat du défunt Îlot Chalon dans le 12eme Arr, près de la gare de Lyon, à Paris, des files de plus d’une dizaine de mecs et nanas, en rang d’oignons, manche relevée, garrot serré au bras gauche, cuillère pleine de dope dissoute à la main droite, et qu’ils présentaient, l’un après l’autre à un type au fond de la piaule qui, méthodiquement, y remplissait sa pompe ( toujours la même, sauf pour quelques privilégiés qui avait leur matos personnel) et faisait le shoot au client ,empochait ses 10 balles ou son coton imbibé, rinçait très sommairement la pompe dans un verre d’une propreté douteuse, et au suivant! Non ce n’est pas de la science-fiction, non ce n’est pas du délire : on appelait même ça «le coin des toubibs». Je le sais : j’ai été un de ces camés qui y faisaient la queue mais tous n’ont pas eu la chance comme moi, d’avoir survécu car avant l’apparition du V.I.H, l’hépatite, les abcès, la septicémie,et les overdoses faisaient bien des ravages parmi les usagers de drogues ! Dans d’autres cas, et en l’absence de ces précieuses «insulines» on faisait avec ce qui nous tombait sous la main-souvent d’énormes seringues intraveineuses, ou intramusculaire, avec de monstrueuses aiguilles, terrifiantes, de vrais pieux, du genre à faire des prises de sang aux chevaux à refiler des hématomes au Comte Dracula en personne !!

Mais ça, les élégantes petites insulines ou les «pics à glace»de l0 cc, c’était vraiment les deux extrêmes. Entre les deux, l’ordinaire du camé moyen, c’était bien souvent les vaccins – je veux dire évidement les «vaccins auto-injectables», ou vendus avec seringue. A peu près acceptable, du moins pour qui avait le courage d’affronter le regard noir et les questions soupçonneuses du pharmacien : «Une antitétanique auto-injectable ? Monsieur part sans doute en randonnée ? » etc… .avec un peu d’aplomb et un début de manque, l’affaire était dans le sac. Va pour une antitétanique….

Pas trop mal, l’antitétanique. Pour peu du moins qu’on ne craigne pas de s’éclater la veine avec l’aiguille mastoc et qu’on sache se débrouiller avec la mini seringue en une sorte de verre plastifié qu’il fallait d’abord soigneusement vider et rincer (sauf à vouloir s’envoyer du vaccin antitétanique dans les veines), ce qui vous obligeait à retirer puis à remettre le piston. La seringue à usage unique, n’étant évidemment pas faite pour ça, le dit piston, une fois votre mélange de dope laborieusement aspiré, avait tendance à mal coulisser et même à se démancher au moment crucial, vous renversant votre shoot sur les doigts… sur le moment, le gag n’était pas vraiment désopilant….

Pas terrible donc l’antitétanique – mais faute de mieux… Et le mieux, en matière de vaccin, c’était bien sûr , le fameux, le sublime «Ribomunyl injectable» contre la grippe. Le nec plus ultra du vaccin, à 26,80 francs sans ordonnance (pour peu que le pharmacien ne se montre pas trop regardant). A voir les quantités de, Ribomunyl vendues dans les années 80, nous devrions tous être immunisés à vie contre la grippe ! Mais ce n’était pas, on s’en doute, le but recherché. La beauté cachée du Ribomunyl, c’était bien sûr la seringue – légère, fine, comme une insuline, et presque aussi maniable.

Insuline Ribomunyl

Quand on avait la chance de posséder une de ces petites merveilles, au temps de la prohibition des seringues, on la gardait précieusement. Le slogan «Une seringue propre par shoot et par personne» aurait passé pour du pur délire. Pas de gaspillage! Et bien sûr, c’était la moindre des courtoisies que de partager avec les collègues – en toute hygiène, évidemment : on prenait soin de laver sa seringue à l’eau du robinet avant de la refiler au copain.., et ainsi de suite jusqu’à usure complète. Ce qui, en termes pratiques, voulait dire une moyenne de 10 shoots pour trois ou quatre usagers!

A cette époque où la réduction des risques relevait encore de la science-fiction, une pompe était quelque chose de précieux, un peu comme sa première bagnole pour un adolescent passionné de mécanique. On ne la partageait qu’avec de bons copains, et pour la conserver le plus longtemps possible, on la bichonnait, on l’entretenait avec soin – et avec les moyens du bord.

Si bien que l’UD intraveineux d’avant 87 devenait souvent par la force des choses un véritable expert en bricolages y compris les plus invraisemblables. Pour affûter l’aiguille, par exemple, souvent émoussée après une bonne dizaine de shoots, on la frottait carrément sur le grattoir d’une boite d’allumettes. Assez doux et souple pour ne pas risquer de bousiller la pointe, il présentait cependant l’inconvénient d’y déposer des morceaux de carton – sans compter les bactéries laissées par toute une journée de maniement de la boîte avec les doigts. Vous imaginez d’ici les poussières et les abcès ! Mais, pensait-on alors, «qui ne risque rien n’a rien».

Comme pour le piston, qui, au bout d’un certain nombre d’utilisations, finissait par se démancher et perdre son embout en caoutchouc. Qu’à cela ne tienne : une goutte de colle forte et le tour était joué. A défaut, un petit tortillon de sparadrap pouvait faire l’affaire. Évidemment, à la longue, tout ça ne coulissait plus très bien; un piston qui coinçait en plein milieu d’un shoot, c’était plutôt gênant. Là aussi, nous avions un remède : un peu de salive en guise de lubrifiant – et tant pis pour les germes et autres bactéries ! On pouvait également utiliser une goutte d’huile (et tant pis si ça passait dans le sang) ou, mieux encore – le fin du fin ! un peu de cire d’oreille qu’on recueillait tout naturellement en se ramonant le conduit auditif avec l’embout du piston.

On croit rêver. Et c’est vrai que pour qui n’a pas connu l’époque de la prohibition des seringues, ces détails paraissent totalement surréalistes, voire fantaisistes. Et pourtant, sans parler des milliers de toxicos qui sont morts de ces pratiques imposées par la répression, tous ceux qui ont écumé les pharmacies par douzaines à la recherche d’un vaccin Ribomunyl qu’on partageait à 5 ou 6 copains, savent que je n’invente rien.

Et d’ailleurs, partout où l’accès aux seringues reste problématique (dans les petites villes de province, par exemple), ou totalement interdit, comme en prison, on continue aujourd’hui à partager les shooteuses à 10 personnes et plus. Malgré le Sida ! Malgré l’hépatite ! Malgré les infections et les mille et une saloperies par lesquelles la répression nous décime en douce – tant il est vrai que la «Guerre à la Drogue», c’est toujours en fin de compte la guerre aux drogués.

Demandez à ceux qui, à Fresnes ou à Fleury, se massacrent avec des pompes bricolées avec une vieille aiguille fauchée à l’infirmerie collée au bout d’un tube de stylo bille et un coton tige en guise de piston, demandez leur si c’est vrai ou non. Mais demandez leur vite, avant qu’ils crèvent.

-- Commentaires

Une réponse

  1. Soudain, j’ai eu un flash-back : je ne m’étais jamais demandé ce que vaccinait le Ribomunyl !
    Merci ASUD pour la réponse.
    Pour les anecdotes techniques, on avait tous nos petits trucs de bricolos. L’aiguille était quand même assez grosse. L’arrivée des insulines, bien qu’elle ait été lente à se mettre en place, m’a surement évité de plus amples cicatrices. Les pharmaciens vicieux vendaient de l’anti-tuberculine aux aiguilles minuscules qui se bouchaient. Une calamité.
    C’est regrettable que tous les pharmaciens qui n’ont pas joué le jeu à l’époque ne soient pas poursuivis pour mise en danger de la vie d’autrui.
    Bien à vous

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