Alors que l’opération policière de Saint-Ouen bat son plein et ne fera, dans le meilleur des cas, que déplacer le problème, j’aimerais proposer quelques réflexions sur les questions qui se poseront lorsqu’on légalisera le cannabis en France.
Un marché ultraviolent
La prohibition du cannabis vit ses dernières années (ses dernières décennies ?) en Europe et aux États-Unis. Le but fondamental de la prohibition est de limiter, autant qu’il est possible, la consommation de drogues considérées comme dangereuses et ce, à l’échelle nationale et internationale. Il est clair, les enquêtes ne cessent de le démontrer, que cet objectif, concernant le cannabis, est un cuisant échec. Avec plusieurs conséquences dont l’une est dramatique. Si le cannabis est une drogue dont la dangerosité est faible, le trafic de cannabis, un marché considérable puisqu’il approvisionne en France des millions de fumeurs, est devenu d’une extrême violence. Alors que le chômage des jeunes est massif, l’entrée dans le biz du cannabis est une tentation presque irrésistible (en particulier pour les « jeunes de cités ») et participe largement à la déscolarisation de choufs de 10 ans tandis que les valeurs de la mafia viennent corrompre celles de la démocratie. La règle est simple : plus un marché illégal est lucratif, plus il est violent et plus il finit par se trouver aux mains de groupes criminels qui règlent leurs comptes à coups de kalachnikov. Exemple : l’ultraviolent trafic de cocaïne au Mexique qui vise le marché américain.
Usage public et/ou privé
Dans les lignes qui suivent, je me situe donc dans la perspective d’une légalisation de la production, de la distribution et de la consommation de cannabis. Il y aurait un grand débat à mener, il l’a été en partie par Terra Nova (Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse,
Christian Ben Lakhdar, Pierre Kopp et Romain Perez, Terra Nova, décembre 2014), sur le modèle de légalisation : monopole d’État et « commerce passif » (Une alternative à la prohibition des drogues : la légalisation contrôlée, Francis Caballero in La prohibition des drogues, regards croisés sur un interdit juridique, sous la direction de Renaud Colson, Presses universitaires de Rennes, 2005), légalisation dans un cadre concurrentiel, modèle libertaire des cannabistrots. Mais je le laisse de côté.
La toute première question porte sur l’usage public et l’usage privé. Ce n’est pas une mince affaire. Pour des raisons évidentes, les manifestations pour la légalisation du cannabis laissent flotter un nuage de fumée clandestine. Mais qu’en sera-t-il lorsque le cannabis sera légalisé ou même la consommation seulement dépénalisée ? En Belgique, par exemple, l’usage privé de drogues n’est pas pénalisé, seul l’usage public l’est. Pour deux raisons : la consommation publique peut avoir une dimension prosélyte ; à l’inverse, elle peut heurter certaines personnes. À quoi il faut ajouter que les substances fumées, et elles seules, peuvent provoquer une consommation passive. Imaginons que demain la consommation soit dépénalisée ou le cannabis légalisé : on risque alors de voir des gens fumer, par pure provocation, des pétards sous le nez des flics. Et ce ne sera pas une bonne idée. Beaucoup de jeunes, habitant chez leurs parents, ne peuvent pas fumer chez eux et consomment donc dehors. De fait, l’usage public de cannabis est pratiquement devenu la règle en France, ce qui rend la question explosive. Or sans doctrine sur cette question, nous ne pourrons pas avancer. J’ajoute que, dans l’État du Colorado, le cannabis récréatif a été légalisé mais l’usage public reste interdit. Pour ma part, je suis partisan de l’usage privé, pour les deux arguments évoqués plus haut, quitte à créer des lieux où les consommateurs pourront fumer.
Le problème des mineurs
J’en viens au deuxième point qui a quelques liens avec le premier. La massification des usages de cannabis s’est accompagnée d’une précocité des consommations. Je ne sais ce que représentent les 12/18 ans en proportion du cannabis consommé, mais l’usage s’est répandu dans cette classe d’âge. Or personne, ni au Colorado, ni dans l’État de Washington, ni en Uruguay ne songe à légaliser la consommation pour les mineurs. Il y a donc là un sérieux problème. Je ne vais pas développer les arguments de santé publique qui militent en faveur de l’abstinence de drogues – alcool et tabac compris – chez des jeunes en pleine croissance. Mais, comme disait De Gaulle, il n’y a pas de politique qui vaille hors des réalités. Si le cannabis était légalisé demain par Hollande et Valls (!), les usages de substances psychoactives par les mineurs ne cesseraient pas magiquement. On peut même penser que la consommation augmenterait aussi pour cette classe d’âge, au moins dans un premier temps. Et on sait bien que les grands achèteront pour les petits. Il suffit, au demeurant, de voir comment la politique en matière de tabac et d’alcool est appliquée concernant les mineurs… Il faut l’admettre, le fait d’interdire l’usage public mettra les mineurs dans une situation difficile. Mais il n’y a aucune solution simple à ce problème. Il nous amène au troisième débat.
Refonder la prévention
Lorsque l’on examine les campagnes pro-cannabis américaines, on constate que la question des emplois induits par la légalisation ou des taxes décidées par l’État constitue un argument central et il n’y a, après tout, rien de choquant à cela. On comprend combien il est puissant dans un État comme la Californie, toujours au bord de la faillite. Mais cette question en cache une autre au moins aussi importante : quelle sera la part des taxes qui sera consacrée à la prévention et aux soins ? La réduire à la portion congrue voudra dire que l’on n’aura tiré aucune leçon du tabac et de l’alcool comme drogues légales. Disons un mot de la prévention. Imaginer qu’elle demeure ce qu’elle est aujourd’hui serait absurde. Il faut, au contraire, refonder une prévention qui s’adressera à des « not yet users », des jeunes qui ne sont pas encore consommateurs mais pourraient le devenir. Donc aborder ces questions bien plus tôt qu’on ne le fait. Un ado de 12 ou 13 ans considère tout adulte qui lui parle de drogues comme un vieux con. C’est comme ça. Il faut aussi dire la « vérité » sur le cannabis : sa faible dangerosité, le plaisir qu’il peut procurer, mais aussi le fait qu’il a tendance à rendre paresseux ou casanier : après un joint fumé chez soi, on n’a pas toujours envie d’affronter le dehors. Et c’est une très mauvaise idée, pour un collégien ou un lycéen, de fumer dès le matin pour rêvasser pendant les cours. D’une manière générale, la consommation de drogues s’insèrera dans un discours plus large sur les conduites à risques : risque sexuel, routier… Tout cela demande des formateurs, des moyens, bref, le nerf de la guerre. Si la légalisation du cannabis devait s’aligner sur celle du tabac et de l’alcool, si une part substantielle des taxes n’était pas consacrée à une prévention et à des soins inspirés de la réduction des risques et des dommages, ce serait une vraie défaite pour la santé publique.
J’évoquais le risque routier. Un alcoolique ou un héroïnomane en manque au volant peut être très dangereux pour lui-même et pour les autres. Sur cette question, je reste donc un farouche partisan des tests psychomoteurs simples qui peuvent être demandés au conducteur au bord de la route en tenant compte de l’âge. Être capable de faire des index/nez, de marcher un pas devant l’autre ou de tenir debout sur une jambe a bien plus de valeur que des tests salivaires. À ma connaissance, ces derniers continuent à souffrir du fait que le cannabis est lipophile, c’est-à-dire qu’il se fixe sur les graisses. Il est donc difficile d’affirmer qu’une personne présentant un test salivaire positif au cannabis est bien sous l’influence psychoactive de la substance et non pas qu’il a fumé un joint la veille.
En réalité, le vrai problème du cannabis est son association avec l’alcool car au « flou » que provoque la beuh ou la résine s’ajoute la désinhibition liée à l’éthanol. Ce n’est pas un hasard si le meilleur argument des prohibitionnistes consiste à dire : pourquoi voulez-vous ajouter un troisième poison légal, le cannabis, à ces deux poisons légaux que sont le tabac et l’alcool ? Les campagnes de prévention en matière de risque routier, en particulier en France où la consommation d’alcool reste élevée, devraient prioritairement viser cette association dont de nombreuses études montrent qu’elle augmente l’accidentalité d’un facteur 10. Quel que soit l’amour qu’on porte au cannabis, on préfèrera un pilote d’avion qui n’en a pas fumé avant de décoller, comme on préfèrera qu’un technicien qui occupe un poste à responsabilité dans une centrale nucléaire ne soit pas raide def.
Usage public/usage privé, consommation des mineurs, part des taxes qui serait réservée à la prévention et aux soins, risque routier et professionnel : voilà quelques questions qui mériteraient un large débat. Car elles sont devant nous, qu’on le veuille ou non.